Le prix Eugène-Dabit du roman populiste ? Ce n’est certes pas le plus connu des prix littéraires, mais c’est l’un des plus vieux : il a été créé en 1929 pour récompenser un roman qui « préfère les gens du peuple comme personnages et les milieux populaires comme décors à condition qu’il s’en dégage une authentique humanité », et a été remis pour la première fois en 1931 à Eugène Dabit pour L’Hôtel du Nord. Les gens du peuple, les milieux populaires, c’est un angle possible pour aborder la littérature de Dominique Fabre, comme on le vérifiera en lisant son nouveau roman, Photos volées, paru à la rentrée. L’histoire ? Simple – presque provocante de banalité, même : un type de 59 ans perd son job ; fichu pour le travail, il se demande quoi faire. En même temps, ce vide est une chance. Il se remet à la photo, vieille passion ; rencontre une femme ; pense à son passé. Fabre raconte cette parenthèse de quelques mois, entre-deux fragile entre la situation stable d’hier et la situation possible de demain, où on ne sait pas comment vont tourner les choses. En résulte un beau livre en suspension, mélancolique mais bizarrement lumineux – bien exposé, si on ose dire ; prenant malgré sa banalité revendiquée (le licenciement, aventure moderne ; la vie entre Asnières et Saint-Lazare), traversé de phrases simples qui font mouche. Des phrases discrètes, en fait un peu comme lui, qui ne dévoile pas grand-chose. Né en 1960 à Paris, études de philo à Nanterre vers 1980, petits jobs innombrables en France et aux Etats-Unis, connaissance intime du monde ouvrier (il a été correcteur en imprimerie). Aujourd’hui prof d’anglais. Découvert par Maurice Nadeau, qui publie en 1995 son roman Moi aussi un jour j’irai loin. En toute discrétion, comme toujours chez lui. Rencontre. 

Ton titre annonce la couleur : une histoire de photos. Tu es amateur ? Tu pratiques ?

Des photos, j’en ai pris jeune homme, et comme j’adore toujours ça je vais voir les expos, j’aime les œuvres de certains grands photographes qui me semblent inépuisables, au sens où on peut les regarder des années en se demandant ce qu’on voit au juste, et pourquoi on est attiré par elles.

C’est paradoxal, non ? Faire un roman sur des photos

Pas si paradoxal que ça. Une fois, dans les années 1980, j’ai retrouvé sur le trottoir toute une valise pleine de photos d’une famille, en noir et blanc, et les premiers Instamatic couleur. J’ai remonté ça chez moi et je me suis rendu compte que je n’y comprenais rien, à l »histoire de cette famille, car il manquait les mots. Ca pourrait être n’importe quelle famille, sans les mots. L’idée était donc d’écrire sur des images qu’on ne voit pas, et aussi, parfois, Jean, le héros, prend mentalement des photos dans sa tête, comme nous le faisons tous sans nous en apercevoir

L’idée était d’écrire sur des images qu’on ne voit pas

Comment t’y prends-tu pour commencer : tu as un plan, tu improvises ?

Pour ce roman-ci, je suis parti avec quelques idées : le retour à intervalles réguliers d’un personnage, Martinet, dans la vie du narrateur ; les scènes de l’hôpital Beaujon où son ex-femme regarde par la fenêtre de la chambre après avoir fait une fausse couche ; la maison aux vitres brisées à Sèvres… Mais je n’avais pas beaucoup d’autres indications. Je me lance en général quand je ne peux pas faire autrement qu’écrire. Sinon, comme pas mal d’écrivains je suppose, tant que je réussis à ne pas m’y mettre, à flemmarder, j’en profite. Je ne sais jamais vraiment où je vais, j’ai seulement quelques repères à l’avance ; des choses souvent floues.

Comme pas mal d’écrivains, tant que je réussis à ne pas m’y mettre, j’en profite

Es-tu plutôt un écrivain du premier jet ?

Certains passages, je dois les réécrire plusieurs fois ; d’autres moins. Beaucoup de pages ont été enlevées du livre, par moi puis au moment de l’édition.

Le choix du « je » vient naturellement ? Et le choix du passé composé ?

Je me rends compte que j’écris toujours à la première personne et aux temps de l’imparfait et du passé composé, que je préfère au passé simple. C’est une contradiction dans les termes d’ailleurs, à mon avis : « passé simple ».

Le roman se découpe en paragraphes… Chacun correspond-il à un moment d’écriture ?

Ces paragraphes, j’en écris parfois un dans la journée, deux, les bons jours. Mais pas plus. Ces petites scènes correspondent à ce qui marque Jean dans sa vie, ce qui tranche sur son quotidien. La partie tend à prendre la place du tout, pour ainsi dire, c’est souvent le cas dans nos vies. Du coup, les paragraphes impliquent de surveiller les enchaînements, le montage, on pourrait dire. Et c’est vrai que certaines scènes, je pourrais les voir toutes seules, mises bout à bout pour faire le roman. 

Le roman démarre vraiment une fois que Jean est viré, et qu’il se remet à la photo. Pourquoi alors commencer son histoire en amont, avant le licenciement ?

L’histoire de Jean commence en fait pour moi à ce licenciement : il me semble que c’est une aventure moderne, le licenciement, surtout à son âge, lorsqu’il sait que peu ou prou, on lui signifie la fin de sa vie active, au sens habituel d’employé salarié. Ayant perdu son travail, il perd aussi son échappatoire, il ne peut plus se contenter de traverser les jours avec des œillères ; ce sera donc aussi l’histoire de sa renaissance, en un sens, de sa redécouverte de soi. Je pensais que c’était mieux qu’on mesure dans le livre cette espèce de décollage, qui est aussi une plongée dans le passé, ainsi que dans la crainte de l’avenir qu’il ressent au début. Il devient plus vivant après qu’on lui ait notifié son licenciement.

Etrange, comme réflexe, non ?

Non, je crois beaucoup à ça, même si la société tend à traiter les chômeurs comme des parias, des sangsues, des ratés, etc.

Il a plusieurs expressions fétiches, notamment « on n’est pas nés de la dernière pluie », qu’il sort à tout bout de champ…

Nous ne sommes pas nés de la dernière pluie, pour moi, ça veut dire que nous sommes riches d’un énorme passé, d’une énorme mémoire, que nous avons tout vécu dans une vie, et que nous avons tellement oublié en même temps… Jean, à travers les photos, convoque une énorme quantité de mémoire, qui nous est commune à tous mais que peu utilisent, ou mettent en valeur, comme lui le fait à sa façon en préparant son expo de photos.

Il a aussi des expressions résignées, lasses : « mais bon », « alors bon »… Faiblesse ? Lucidité ?

Il fait montre d’une certaine résignation apparente, c’est sûr qu’il n’est pas du genre hyper combatif au sens classique. Et puis, il a conscience du côté un peu « obligatoire » des comportements, des déterminismes qui marquent les personnes dans tel ou tel sens. Il vit et en même temps il se voit vivre ; il n’est jamais tout à fait dans l’action. La vie active ne l’intéresse pas trop, j’ai l’impression. Peut-être ne s’oublie-t-il lui-même qu’avec ses amis, un peu, et surtout avec les femmes qu’il a aimées. Sa résignation concerne surtout ce qu’il ne pourra pas changer.

Comme ?

Son âge. Le fait qu’il n’aura pas d’enfants. Qu’il n’a pas su sauver son mariage, qu’il aura peu d’argent pour vivre dans quelques années, etc. Mais il garde aussi des ambitions très fortes, bien que discrètes : par rapport à l’amitié, notamment, aux relations avec cette femme qu’il rencontre dans le livre, au fait de se remette à la photo… Des ambitions comme pas mal d’anonymes autour de nous, à mon sens. Alors lucide, oui, et aussi idéaliste par décision. Par orgueil, peut-être.

Tout le ramène aux années 1980, temps de sa jeunesse, de son mariage. Tu es nostalgique de cette époque ?

Oui : Jean est un type des années 1980, moi j’ai eu 20 ans en 1981, c’est dire… Je me souviens qu’à ce moment-là, il y avait d’un côté ceux qui pensaient déjà à s’acheter dès que possible une chambre de bonne, à la revendre pour racheter un deux-pièces, ou aussi d’avoir un Macintosh ; et puis de l’autre – le camp dont je faisais partie –, des gens qui faisaient très peu d’efforts pour s’intégrer, même si le chômage sévissait déjà big time. Jean a sans doute gardé longtemps cette insouciance, ce refus de marcher au pas, et le refus de cette sorte d’intégration à marche forcée qu’on inculque aux gens dès l’école. Et puis il se découvre aussi moins seul qu’il ne le croit. Il fait sans doute partie de ces millions d’ahuris, dont je suis, qui croient que nous avons tous connu un âge d’or dans nos vies, quelque chose d’une valeur inestimable. Même dans des vies parfois catastrophiques. Et lui, il le retrouve dans les photos qu’il prenait à l’époque.

Je fais partie de ces millions d’ahuris qui croient que nous avons tous connu un âge d’or dans nos vies

Tes années 1980 ont commencé par des études de philo à Nanterre. Tu as continué ? 

Je ne lis plus de philosophie, j’ai pas mal de copains qui en font, j’aime bien qu’ils m’expliquent des choses mais je n’en lis plus du tout. Parfois, je le regrette.

On évoque souvent Modiano à ton sujet. Ca te plaît ?

Je suis surtout content lorsqu’on me dit qu’on reconnaît ce que j’écris au bout de deux lignes… On me parle en effet de Modiano, de Calet, de Bove, parfois d’autres auteurs, mais j’ai l’impression – qui me fait plaisir d’ailleurs – que de plus en plus de gens trouvent que ça ressemble à du Fabre. Comme quoi, tout finit par arriver…

Et Modiano, donc ?

Je ne sais pas. A la différence des siens, les personnages de mes livres n’ont pas de biographies mystérieuses. Ils ont des noms banals et sont issus des milieux populaires, voire pauvres. Ils portent des noms banals, oui, et ils ont des problèmes de travail ou de fin de mois.

Tous tes romans se déroulent dans un décor urbain : Saint-Lazare, banlieue, etc. T’imagines-tu écrire « ailleurs » ?

Je ne crois pas. J’ai été élevé en banlieue, juste en périphérie de Paris, à Asnières. J’ai beaucoup rôdé dans le coin et, par commodité, tous mes livres se passent là-bas, ou à Paris, à proximité des Maréchaux.

C’est un décor qui te parle, si on peut dire…

Ce sont des endroits très banals, et l’imagination y démarre mieux pour moi qu’ailleurs. Et puis, je crois que je dois m’inventer des attaches, une origine. Je n’ai jamais essayé sérieusement d’aller voir plus loin. J’aime l’idée de faire tenir « le monde dans une coquille de noix », que des tas d’histoires tiennent et traversent un tout petit endroit, un bout de banlieue parisienne.

J’aime l’idée que des tas d’histoires tiennent dans un bout de banlieue parisienne

Acceptes-tu qu’on dise que tu écris toujours le même livre ?

Je crois que oui, on tourne toujours autour du même livre. On ne l’écrit jamais exactement comme on veut, on s’en rend compte et hop, on recommence : ce coup-ci sera le bon ! Ou bien on progresse de livre en livre, très lentement, dans des sortes de problématiques floues qui n’en sont pas. Pour ma part, il est fréquent que je veuille mettre une couleur, un personnage en plus dans mon bazar, et je suis obligé de raconter une autre histoire pour les rajouter.

On tourne toujours autour du même livre. On ne l’écrit jamais comme on veut, alors hop, on recommence

Peux-tu commenter cette phrase du roman : « J’étais toujours le même et ça n’en finirait plus, désormais. Je ne me réveillerais plus jamais comme au début d’une autre vie » ?

Il a 59 ans, il ne sent plus en lui cette capacité de devenir un autre, il sait que celui qu’il est, eh bien, il devra vivre avec jusqu’au bout. Et ce sera lui qui mourra.

Et celle-là : « Nous aurions une autre vie si nous avions décidé d’éteindre nos télés, mettons trois fois par semaine, quand il était encore temps » ?

Jean cite un ami de sa jeunesse, François, qui lui avait dit ça. Ca l’a marqué. Je crois qu’en effet, nous sommes dans une vraie camisole, qui interdit pour une large part l’action collective, le refus de marcher en rang, et la réflexion. La télé, et aujourd’hui les réseaux et les portables connectés au net, sont aussi de formidables instruments de mise au pas, d’isolement. Son ami croyait encore à la possibilité de vivre ensemble, et non côte-à-côte. Il est peut-être trop tard aujourd’hui. Toute cette technologie de la « communication » est un facteur d’isolement et d’abrutissement. C’est l’avis de Jean. Mais je suis assez d’accord avec lui.

Toute ces technologies de la communication sont un facteur d’isolement et d’abrutissement, à mon avis

Parles-tu facilement de toi ?

Rester caché n’est pas une mauvaise idée quand c’est possible, pour un écrivain. Mais c’est assez difficile aujourd’hui.

En même temps que ce roman, tu publies un recueil de poèmes. Comment les deux s’articulent-ils ?

La poésie, c’est entre autres choses un genre de maladie : on la chope généralement à l’adolescence et puis, sans qu’on sache pourquoi, on fait des rechutes. J’en écris pour moi, la plupart du temps, je laisse ça en vrac sur la table et j’en descends à la cave. Parfois, je trie ; il y a des choses qui me paraissent potables dans un tas de non comestible.

La poésie est un genre de maladie : on la chope à l’adolescence, et puis on fait des rechutes

Tu en lis beaucoup ?

Les poèmes ? J’en apprends plein par cœur, depuis l’adolescence. Et un jour, j’ai eu la chance qu’on me propose de publier ma poésie. Je n’y pensais pas.

Sous ce beau titre : Je t’emmènerai danser chez Lavorel

Je t’emmènerai danser chez Lavorel parle d’enfance, la mienne. Ce texte m’est tombé dessus et je ne saurais pas raconter en prose ce qui est dans raconté dans ce livre. Le roman demande une énergie énorme, genre un, deux, trois ans ; un poème peut donner une satisfaction passagère, mais intense. Plus discrète, aussi.

 

Photos volées et Je t’emmènerai danser chez Lavorel, de Dominique Fabre (L’Olivier et Fayard)