Denis Johnson fait partie de ces rares auteurs capables de se réinventer à chaque livre. On l’avait quitté goguenard à la coule avec Personne bouge, on le retrouve machette au poing, hagard et poissé de sang : un survivant pour qui la langue est une jungle. Avec Les Monstres qui ricanent – titre qu’on pourrait interpréter de mille façons –, ce fils d’un ex-employé de la CIA revient à ses premières amours : l’Afrique, déjà évoquée dans l’excellent Pistes (2003 en VF) via une poignée de reportages sidérants.

Vague agent de l’OTAN, Roland Nair est de retour au Sierra Leone après une longue absence. Il rejoint une vieille connaissance : Michael Adriko, soupçonné de trafic d’uranium et ci-devant déserteur, qu’il est censé surveiller de très près. Fantasque et rusé, éminemment attachant mais doué d’une inconséquence qui confine au sadisme, Adriko incarne une idée hypermoderne et délibérément fucked-up de l’Afrique, et il suffit à Johnson de quelques pages creusées jusqu’à l’os pour en faire un personnage inoubliable. Flanqué de Nair et de sa fiancée Davidia, jeune déesse énigmatique qui pue l’innocence factice, Michael s’enfonce au cœur du continent pour retrouver son clan, dit-il, et célébrer un mariage en grande pompe. Perdu dans les brumes de l’alcool, accablé de culpabilités anciennes, Nair, qui en sait plus que nous et ne sait donc quasi rien, s’efforce de le croire et de ne pas perdre pied.

Bien vite, on s’en doute, son odyssée va prendre des allures de cauchemar. Une traque est lancée. Mais qui poursuit quoi ? On ne connaît pas l’Afrique, ricane Johnson dans notre dos, on ne peut pas la connaître et si on doit la raconter, c’est en usant d’une langue tour à tour nonchalante et suspecte, magnifique et cruelle. Interpol, le Mossad, le MI6, la dope, les trafics d’armes, l’uranium : peu à peu, le lecteur hébété hume à son tour l’odeur des cadavres et de la poussière, et le danger lui fait comme une seconde peau. Repères dissous, réalité fragmentée : à ce niveau de virtuosité, on ne voit guère que DeLillo pour oser s’attaquer ainsi au mur d’un monde contemporain infesté par un langage létal. Protagoniste central de ce thriller hors-norme, l’Afrique de Johnson se dérobe et palpite sans relâche. Personnages et lecteur, eux, trébuchent en état d’hallucination permanente vers un mirage qui n’a jamais existé que dans leurs rêves et dont on ose à peine écrire le nom – la vérité, ou un autre problème du même genre.


Traduit de l’anglais par Eric Chédaille.