Elle avait connu le tout New York comme personne, fréquenté Dos Passos et Edmund Wilson, donné à Sartre un surnom ravissant (« the Hopalong Cassidy of France »), suscité l’admiration d’Hemingway, écrit une quinzaine de romans, dix pièces de théâtre et d’innombrables articles mais, curieusement, on l’avait vite oubliée. Dawn Powell, disparue en 1965 à l’âge de 68 ans après plusieurs années de gloire littéraire et mondaine dans son royaume new-yorkais, connut un hiver inattendu auquel Gore Vidal mit un terme à la fin des années quatre-vingt, grâce à un article pour la New York review of books : la résurrection tiendra de l’authentique engouement et, tandis que la Library of America prend l’initiative d’une imposante réédition de ses romans, David Mamet en retient deux autres pour une adaptation cinématographique… Tim Page, enfin, s’attaque à l’édition de sa correspondance et à l’inévitable biographie.

Provinciale née au fin fond de l’Ohio à la fin du XIXe la jeune fille s’envole dès sa majorité pour une cité dont elle ignore alors qu’elle sera bientôt l’une des égéries. A sa vie privée calamiteuse, marquée par un mariage désastreux avec un publicitaire prospère (alcool, violences et fugues dépressives) dont elle aura un fils autiste, répond par contraste une vie publique scintillante, au cœur du petit univers littéraire de la Grosse Pomme, dont la critique aime à dire qu’elle l’a immortalisé comme personne. « Un écrivain doit évidemment parler de ce qu’il connaît bien, n’est-ce pas ? » C’est donc dans le bruissement des rumeurs, inimitiés et artifices de cette petite société qu’on suit l’itinéraire du héros de ce roman écrit en 1936, Dennis Orphen, jeune romancier ambitieux -comme il se doit. Son nouveau roman paraît bientôt, les premières critiques sont enthousiastes, le milieu se délecte jour après jour des vérités et mensonges qui courent sur l’identité réelle de son principal protagoniste. La vie de Dennis est partagée entre deux femmes : la futile Corinne, femme adultère refusant de choisir entre époux et amant, et la belle Effie, ancienne compagne d’un écrivain célèbre exilé en Europe et étoile incontournable des soirées mondaines dans les bars à la mode. Elle comprendra bientôt que c’est de sa vie que Dennis a fait la trame de ce roman dont tout le monde parle : vers qui aller, une fois trahie par tous ? Où le trouver, ce Callingham parti et tant regretté ?

Un complexe chassé-croisé sentimental s’engage de grands cafés en appartements cossus, au milieu des conjectures incessantes lancées par les mondains d’un New York admirablement dépeint, bourgeois bohèmes et jeunes romanciers aux dents longues, éditeurs blasés et salonnards amusés. Le tableau vaut autant pour la qualité de l’intrigue qui s’y joue que pour son décor de petites filles riches (« Elle parle comme une vilaine petite fille gâtée. On aurait dû lui donner des claques au jardin d’enfants pour la punir de parler de cette façon, mais les petites filles riches et obèses, on les fait psychanalyser plutôt que de leur donner des claques ») et de plumitifs en tous genres, pleins d’idées sur la littérature du moment. Inlassable chroniqueuse de ce petit univers lettré et de ses peines cachées, Dawn Powell laisse voguer ses personnages vers « la lumière encore blafarde de l’aube de Broadway, ce fantôme sinistre qui, à l’extérieur des salles de bar, guette les fêtards pour leur remettre en mémoire leur journée perdue, leurs rires gaspillés à mauvais escient, leurs compagnons mal choisis. »