Cinq-cents cinquante pages acquises au prix fort par un éditeur qui espère bien ne pas s’être fait avoir et, en attendant de connaître le sort des quinze mille exemplaires du premier tirage, brandit une série de critiques à l’unanimisme spectaculaire en insistant sur la dimension événementielle d’un texte érigé en véritable phénomène de société de l’autre côté de l’océan : on ne peut qu’être curieux. Il s’appelle Dave Eggers, n’a pas tout à fait la trentaine au moment des faits, et donne dans ce pavé soigneusement préparé (jusqu’à ce titre démesuré et cette couverture de péplum dont il a imposé la reproduction à tous ses éditeurs) une version romancée de sa trajectoire personnelle : père et mère morts coup sur coup d’un cancer ravageur, quotidien laborieux de l’orphelin et de ce frère de huit ans dont il assume désormais l’éducation, aventure éditoriale foutraque en forme de satire libertaire et générationnelle. Le tout certifié plus ou moins authentique (« d’après une histoire vraie », affirme la couverture) et précédé de cinquante pages d’autocritique potache où le jeune génie aligne les preuves d’audace, proposant quelques « règles et suggestions pour apprécier ce livre », fournissant généreusement un guide incomplet des métaphores employées, détaillant l’utilisation de l’avance consentie par l’éditeur américain (100 000 $, tout de même) et évaluant lui-même la qualité de sa propre production dans une astucieuse mise en scène de codes éditoriaux joyeusement détournés. On peut choisir de s’énerver devant cet étalage de distanciation ironique vaguement narcissique et dénoncer la pauvreté de cette subversion comique au goût de journal lycéen ; on peut aussi être tenté d’y voir les pages les plus intéressantes d’un roman pénible qui ne brille pas plus par ses qualités littéraires (style plat, rythme mou, construction creuse) que par son contenu.

Certains ne manqueront pas de souligner la gravité d’une thématique douloureuse (le vide laissé par deux parents disparus et le flou dans lequel s’engagent avec témérité les deux orphelins qu’ils laissent derrière eux) et la puissance paradoxale de cette légèreté avec laquelle Eggers l’exploite. Mais l’émotion peine à surgir ; quelques éclairs hilarants, sur lesquels tomberont peut-être ceux qui ne sautent pas trop de pages, sauvent le roman du naufrage. Les débuts cocasses de Might (ce magazine parodique mal fichu qu’Eggers sabordera en 97) en font partie, et avec lui la réhabilitation foireuse de Crispin Glover (« Il est parfait. Impec. George McFly dans Retour vers le futur « ) et le canular lugubre sur la vraie-fausse mort d’Adam Rich. Le reste, insignifiante chronique post-adolescente ou inoffensive satire d’une machine médiatique américaine dont il ne se joue à vrai dire pas sans une certaine virtuosité, épuisera rapidement les plus indulgents. D’ailleurs, c’est prévu : Eggers nous conseille de zapper les pages 321 à 445, voire de refermer le livre à partir de la page 189 (« ces quatre premiers chapitres s’en tiennent à un sujet général, ils sont maîtrisables, plus qu’on ne puisse en dire de la suite du livre »). Malin comme tout, le rédacteur en chef du très populaire McSweeney’s (un autre périodique satirique, imprimé en Islande et acheminé par bateau) referme ainsi son piège culotté sur une critique désarmée par avance, poursuivant son oeuvre de contempteur potache du monde médiatique. Un volet satirique qui pourra amuser cinq minutes en éclipsant le laborieux fiasco du roman qu’il introduit.