Daniel Bensaïd le constate : il n’existe pas d’analyse du capitalisme du « quatrième âge », « plus sénile que tardif, produit de la contre-réforme libérale, de la dérégulation mondiale et des innovations technologiques dans le procès de travail ». Son essai en propose heureusement une, à partir des changements survenus ces dernières années dans le monde du travail, où le modèle de la grande entreprise des années 50-60 appuyée par l’Etat social a cédé la place à un certain nombre de valeurs que symbolise aujourd’hui, à outrance, la nouvelle économie. Personnification des « marchés », culte de la puissance au sein des entreprises, euphorie de la fausse mobilité, éloge de la flexibilité, simulacre de la convivialité, rapport immédiat au présent et au désir (« Je veux tout, tout de suite, parce que je le vaux bien »), moralisme ambiant et dépolitisé, euphémismes permanents, etc. Toutes valeurs qui se rejoignent dans le fantasme « boursier » de l’argent qui s’auto-engendre et qui ne sort que de lui-même ; toutes valeurs qui ont pour effet d’occulter « le cycle complet des métamorphoses de l’argent en salaires et en moyens de production, des moyens de production en marchandises, des marchandises en argent » ; toutes valeurs qui conduisent au dégraissage de l’entreprise et de l’Etat, au brouillage du rapport vie privée-vie publique, à l’accroissement du pouvoir industriel au dépens du pouvoir politique, à l’effacement de la distinction entre la personne et sa force de travail, etc.

Apparaît ainsi une société qui, à travers les discours et les actions de ses théoriciens et de ses journalistes, censure l’existence de la souffrance et de l’exploitation et se donne pour idole une « économie » pensée comme déterministe. En décryptant ces discours et ces actions, Daniel Bensaïd rappelle et démontre brillamment que derrière le libéralisme se dissimule toujours le capitalisme, que l’exclusion n’est que la conséquence de l’exploitation et que les miséreux ne sont pas les oubliés ou les retardataires de la mondialisation (comme le prétendent quelques Minc, Revel et autres cadres de l’Entreprise de la pensée dominante), mais qu’ils en sont « la contrepartie nécessaire et la condition ». Décryptage plus que nécessaire si l’on souhaite éviter l’avenir libéral, dont l’impérialisme porte désormais la domination dans tous les domaines : économique, militaire, scientifique, technique et écologique (monopole des technologies nouvelles, des contrôles des flux financiers, de l’accès aux ressources naturelles, des médias et des moyens de communication, des armes de destruction massive, etc.). La simple manière, constatable quotidiennement, dont sont peu à peu rentabilisés et affaiblis les secteurs de services (santé, éducation), dont est renforcé l’aspect pénal et carcéral de l’Etat, suffirait à faire prendre conscience du danger.

Daniel Bensaïd dissèque également les erreurs théoriques et pratiques de certains mouvements : comment l’écologie est condamnée à l’échec (leur action dans l’actuel gouvernement en témoigne) si elle refuse le lien entre « paradigme écologique » et « paradigme social », entre « antiproductivisme » et « anticapitalisme » ; comment la libération des femmes est inconcevable sans le renversement des rapports de production et de domination capitalistes -rapports essentiellement patriarcaux. En réactivant certaines des analyses de Marx sur la propriété privée des moyens de production et sur la contradiction entre droit de propriété et droit à l’existence, de nouvelles pistes de pensée et d’action apparaissent, beaucoup moins étonnantes si on prend seulement la peine de les comparer au préambule de notre Constitution, qu’il serait bon de lire avant de voter pour ceux qui sont censés la mettre en œuvre : « tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert le caractère d’un service public ou d’un monopole de fait doit devenir propriété de la collectivité. »

Ce n’est pas le moindre mérite de cet essai de nous offrir ainsi les réflexions aujourd’hui oubliées -on se demande pourquoi- de quelques grands penseurs politiques. Hegel, par exemple, qui en approfondissant la notion de « droit de détresse » (« La vie, dans le danger suprême et dans le conflit avec la propriété juridique d’autrui, a un droit de détresse à faire valoir, en tant que d’un côté il y a une violation infinie de l’être et donc une absence totale de droit et, de l’autre, la violation seulement d’une existence limitée de la liberté ») en arrive à la conclusion que « le droit de propriété n’est pas absolu », qu’il est « seulement une liberté qui peut s’exercer dans les limites compatibles avec les besoins de la collectivité ». Heureusement que nos intellectuels contemporains, de B.H.L. à Furet en passant par Fukuyama, sont infiniment plus intelligents que Hegel et que Marx.

Rappelons enfin, comme Daniel Bensaïd le fait à plusieurs reprises, que l’esprit du communisme, trahi par le stalinisme, n’implique pas le souhait, ni la justification, du despotisme bureaucratique. Face à l’homme des philosophes libéraux, « homme qui n’appartient à aucune classe, ni à aucune réalité, et qui n’existe que dans le ciel embrumé de l’imagination philosophique » (Marx), face à l’homme de la société libérale, travailleur exploité et consommateur satisfait, « concluons provisoirement sur un sourire, le sourire que le spectre de Marx n’a jamais perdu » (Derrida).