Dans ce nouveau roman de Cynthia Ozick, qui n’avait rien publié depuis plus de dix ans, on trouve un bien curieux mélange : un brin d’insouciance, une touche de Dickens, conte pour enfant et roman social, un rapport d’exil, une fugue amoureuse mâtinée de réel merveilleux… Le tout se conjugue en une étrange harmonie, clef de voûte du récit. Un récit fidèle à la personnalité de son auteur : Cynthia Ozick, vieille dame des lettres américaines, née à New York en 1928 dans une famille d’émigrés russes ayant préféré dès 1913 fuir les pogroms fleurissant dans leur coin de vieille Europe, est avant tout un écrivain juif, et elle le revendique. Un Monde vacillant rassemble tous les fantômes qui hantent ses écrits, vieux continent, Shoah, exil et mystères : ici, ceux du mysticisme religieux, touché du doigt au travers du portrait d’une anciennes secte juive dissidente. Grâce à l’habile mélange de tous ces thèmes s’épanouit une curieuse alchimie.

Rose Meadow est une jeune fille silencieuse : élevée par un père qui l’ignore, sa mère morte alors qu’elle était enfant, elle se retrouve du jour au lendemain quasi seule au monde, heureusement hébergée par Bertram, un cousin éloigné dont elle ignorait tout. Nous sommes en 1935 et le monde s’agite, même si beaucoup l’ignorent ou préfèrent ne rien voir. Brutalement chassée de chez Bertram par une virago syndicaliste, elle trouve dans l’urgence, par petites annonces, un job qui du jour au lendemain lui permet de partir pour New York, dans les bagages de l’étrange famille Mitwisser. Cette famille, elle va la scruter à la loupe, d’un regard terriblement froid, sans complaisance, étrangement absent alors même que l’histoire la pousse, jour après jour, à devenir membre à part entière de cette curieuse tribu. Dans une grande maison vétuste au fond du no man’s land qu’est alors le Bronx, en bordure des marais, vit cette famille allemande en exil, réfugiée ici sans trop savoir pourquoi. Rudolph Mitwisser, le patriarche, affiche la figure d’un érudit égaré, sans moyens pour poursuivre les recherches qu’il effectuait  » là-bas  » sur une obscure tribu juive dissidente, les Karaïtes. Son épouse, traumatisée par la fuite et l’exil, ne quitte plus son lit et sombre lentement dans l a folie. Les enfants grandissent comme ils peuvent sous la houlette d’Anneliese, adolescente prématurément vieillie, mère véritable de ses trois frères turbulents et de la petite dernière, presque encore bébé.

Rose lentement se fait à la fois gouvernante, cuisinière, nourrice, secrétaire, femme à tout faire de cette famille sans repères. Une famille qui cache un mystère : la présence d’un bienfaiteur, d’abord absent mais très vite de retour au cœur de la maisonnée. Il s’appelle James, riche à ne plus savoir qu’en faire, héritier d’une fortune amassée par son père, auteur livres pour enfants à succès, traduits dans toutes les langues. Un enfant rêvé qui n’a pas su grandir et qui se perd dans l’alcool. Dans ce cadre étrange s’enchaînent les péripéties. La majeure partie du roman se lit du point de vue de Rose ; seules interruptions dans ce déroulé régulier, les irruptions dans la vie passée de James. En alternant ces deux voix, Ozick portraiture magistralement cette « famille » étrange à laquelle Rose s’intègre peu à peu, alors même que les troubles qui s’abattent sur la famille sont le fait de sa seule présence. Sans rien dévoiler de la fin, on peut dire qu’elle correspond à une vision du monde, de la vie, qui n’a rien d’une partie de plaisir. Au contraire. Au bout, il y a la guerre. Tout finit toujours mal.

Traduit de l’anglais par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso