La guerre et ses déchirures : inévitable trait commun de ces trois nouvelles où Colum McCann, l’une des voix les plus originales et personnelles du jeune roman irlandais, raconte son pays malade au travers des histoires intimes de trois jeunes gens à l’innocence plus ou moins feinte. Plutôt que de prendre à bras le corps cette violence larvée et permanente dont il est chaque fois question, il préfère, combien plus subtilement, faire voir comment elle parvient à s’instiller même là où on l’attend le moins : impossible, lorsqu’on est irlandais, d’échapper à l’imprégnation tenace de ces parfums de morts et de coups de feu qui traînent dans l’air. Nombre d’écrivains, dans ce pays où l’on compte décidément plus de jeunes talents qu’ailleurs, s’en sont d’ailleurs emparés pour donner à leurs textes une force douloureuse et retenue : entre dix ou quinze noms, citons par exemple celui de Keith Ridgway, dont Phébus publie ces jours-ci le remarquable premier roman, Mauvaise pente. Le cas McCann ne saurait toutefois être ramené à ces seules origines nationales, si riches de promesses qu’elles soient. S’il a sans doute occupé quelques après-midi adolescents à la lecture de Joyce et de Yeats, c’est en Amérique qu’il a été chercher ses véritables influences : un long périple cycliste à travers le continent, entrecoupé de deux ou trois expériences bancales mais enrichissantes (du taxi au comptoir de bar, du guide touristique au professorat), lui offre le matériel d’un premier livre (Sisters, en 1992) et confirme ses goûts en fait de littérature.

Aux figures patrimoniales un rien intimidantes de son pays natal, lui préfère celles, plus accueillantes peut-être, d’un Kerouac ou d’un Snider. De là peut-être l’extrême originalité de son style et l’incontestable puissance de ses accents poétiques essentiels, marqués par l’imaginaire des grandes plaines autant que par celui de l’Irlande. Les trois nouvelles de ce bref recueil font à nouveau goûter la sèche beauté de son écriture toute en soustraction, simple et imagée, dans un triple portrait de l’enfance irlandaise face à son environnement. On oubliera assez vite le premier récit, plutôt brouillon, pour retenir la force sourde et saisissante que semblent renfermer les deux autres. Un gamin d’une dizaine d’années aide sa mère à fabriquer les hampes de bois commandées par les orangistes pour les bannières de leur défilé, en dissimulant tant bien que mal leurs travaux à un père alité ; un autre, à peine plus vieux, partage avec sa mère une caravane miteuse dans les environs de Galway, s’ennuie à mourir et s’identifie à son oncle, un terroriste prisonnier en pleine grève de la faim. A chaque fois, McCann parvient, avec une admirable économie de mots, à restituer le tourment mal maquillé de foyers incapables de repousser la violence et les convictions devant leur seuil. Pas de famille soudée dans un pays déchiré : les drames de ces mômes désorientés sont bien sûr autant de réductions poignantes de celui du pays tout entier. Ces tragédies-là n’ont pas besoin d’artifices pour émouvoir. Inutile de dire que McCann non plus.