Un aperçu de la vitalité de la science-fiction italienne nous avait été donné avec la parution des premières enquêtes de l’inquisiteur Eymerich, l’inquiétante créature de Valerio Evangelisti. C’est justement sous son égide que parait une anthologie de nouvelles S.F. qui nous prouve l’ampleur et la diversité des talents péninsulaires, jusqu’alors inconnus du public français. L’ouvrage est publié dans la toute nouvelle collection Payot S.F., dirigée par Doug Headline, déjà responsable de Rivages/Fantasy. Ajoutons qu’au sommaire du recueil apparaissent les noms de Vallorani, Brolli, Masali et Gallo, collaborateurs de l’excellente revue littéraire romaine Pulp.

Plus qu’une simple anthologie, Fragments d’un miroir brisé s’avère être un manifeste résolu et convaincant d’une science-fiction érigée comme « littérature métaphorique du présent et non du futur ». Révélatrice de son temps, elle s’y ancre et reflète ses engagements. Dans sa préface, Evangelisti met en parallèle l’historique transalpin du genre et l’histoire de l’Italie. Des années cinquante et des difficultés de création d’une science-fiction populaire cherchant sa propre identité dans un pays soumis aux directives américaines, jusqu’aux tentatives d’accaparement par des auteurs fascisants lors des luttes sociales des années quatre-vingts. Visions alternatives et critiques, ces nouvelles sont autant de rêves, de cauchemars et d’hallucinations épars qui se font écho.

La trame du jeu des contrastes et des renvois, des projections et des réflexions, s’inscrit dans la toile des ambiances et des thèmes des textes eux-mêmes. Drame intimiste se métamorphosant en terreur panique, la première nouvelle (Fabulaliena de Novelli), empreinte de puissance futuriste, est vouée à la lumière et à la vitesse. La dernière, Kappa d’Evangelisti, a pour cadre un tragique épisode politique où dominent la lenteur et les ténèbres d’une descente aux Enfers de la technologie. L’une, bien que lumineuse, est une obsession oppressive, l’autre, dédiée à l’obscurité, est une explosion libératrice. L’inversion des valeurs des symboles nous plonge dans la face monstrueuse des événements et des êtres. L’enfance est le siège d’horreurs prédatrices (Je te le jure de Colombo).

Avec Choukra, Vallorani nous présente la mort du rêve, qui, sous l’aspect de la peau bleue d’un peuple extraterrestre, finira écorché et recyclé en babioles pour touristes. Dans Tarentula de Brolli et Le Reflet noir du vinyle de Gallo, l’identité des mondes et la mémoire des personnages chavirent et s’abîment, renversant l’intrigue et déstabilisant le point de vue du lecteur.
Traversant le miroir avec fureur, les auteurs de cette anthologie font voler en éclats les limites de la science-fiction comme ils effacent les frontières de l’espace et du temps. Dévoilant, déchirant, dévisageant la réalité, ils pointent leurs regards tous azimuts afin de toucher à la substance du réel. Ils redonnent chair, déploient leur envergure et réveillent le mystère des ombres que sont l’habituel, l’accoutumé et l’évident.