Et elle invite -si ce combat n’est pas déjà gagné- à reconsidérer le discrédit qui pèse sur certains genres. Le contrat de lecture, ici, est à observer scrupuleusement ; une vague intrigue pénale qui bien vite s’avère n’être qu’un prétexte, des fonctionnaires de police quasiment absents… : le centre de gravité du roman est ailleurs.
Dans la tourbe est un roman particulièrement dur, le climat en est oppressant -mais sans complaisance. Quatre personnages -des anonymes, la tourbe– sont amenés à regarder en face ce que leur vie durant ils se sont efforcés de masquer et d’enterrer. Ni lâches ni héroïques, les personnages de ce roman ne sont que des hommes qui ont su -comme tout un chacun- construire leur vie sur des non-dits, des silences qui, par le hasard des circonstances -mais l’art du roman connaît-il le hasard ?-, vont être amenés à tenter de voir clair dans leurs motivations, leur vie.

Un pharmacien « est improvisé » bénévole pour accompagner sur un lieu de son enfance un groupe de vieillards (une vieille fille, un ancien musicien perdu par l’alcool, un vieux coursier débile… tous rongés par une solitude qui est le signe des hospices). Là, dans cette région de marais, le pharmacien retrouvera un camarade qui connut sa mère -cette mère disparue avant qu’il ait véritablement le temps de la connaître. Et avec cet homme, c’est un pan de son passé qu’il va retrouver. La tourbe joue ici son rôle de catalyseur des non-dits ; elle conserve tout des corps qui y sont plongés, leurs obsessions, leurs culpabilités. Milieu naturel aux propriétés rares, la tourbe indique dans le roman le chemin de l’archétype féminin et du fonctionnement, là encore archétypal, de la culpabilité, de l’expiation et du sacrifice. Le corps exhumé d’une femme sacrifiée à l’âge de fer, rasée comme l’étaient toutes les victimes sacrifiés, est aussi le corps au crâne rasé, couvert de boue, d’une femme -la mère du pharmacien- qui vécut la Seconde Guerre mondiale cachée, prenant sur elle la responsabilité de toutes les culpabilités, celle des collaborateurs et celle des juifs intériorisant l’explication qui fit du génocide l’expiation d’une Faute.

Si les lieux de ce roman renvoient à des textes comme La Veuve Couderc, ou L’Enterrement, de François Bon, c’est donc sans en faire un roman du terroir ; l’auteur tente de dénouer par l’écriture certains des nœuds les plus ténus de la psychologie quand elle est en rapport avec l’Histoire et qu’elle échappe par là à l’emprise de la famille. Les généalogies sont convoquées pour tenter de mettre à jour les identités spirituelles, mais c’est sans faire le jeu du roman faulknérien. Claude Amoz joue de toutes les dimensions métaphoriques de cette tourbière (boue originelle dans laquelle est prise la femme, matrice obsédante pour le fils), et en l’explorant, chacun des personnages se trouve contraint de revenir sur la façon qu’il a eu d’être fidèle à un certain passé. Et tous se trouvent contraints d’y renoncer pour devenir adultes, enfin. Observant les vieux de l’asile, misérables « naufragés », et en particulier ce musicien alcoolique tout droit sorti d’un roman de Malcolm Lowry, le pharmacien et la jeune irlandaise bénévole s’interrogent sur la pitié -eux que cette nouvelle lucidité laisse sans pitié pour eux-mêmes. Ils s’interrogent sur ce qui les motivait dans leur bénévolat et, constatant leur impuissance à casser la solitude de ces vieillards, ils font un pas de plus sur le chemin qui les mène à eux-mêmes et à la compréhension de leurs rapports aux femmes et à la mère.

En parvenant à nouer ces différentes intrigues, Claude Amoz redonne à la psychologie une dimension magique. Elle fait de ces ressorts psychologiques la véritable intrigue, le cœur du mystère ; elle arrache par là la psychologie à ses lois et ses légistes-législateurs pour lui rendre une dimension véritablement anthropologique et humaine.