Christophe Donner a suffisamment parlé de sa méprise totale du style, qu’il ne voit que comme le rempart derrière lequel se cacher lorsqu’on refuse d’affronter la vérité, pour qu’on ne perde pas de place à préciser que lui-même n’écrit pas spécialement bien. L’originalité et l’effarante cohérence des grands principes de son oeuvre, brièvement explicités dans un petit essai au titre demeuré fameux (Contre l’imagination, Fayard, 1998), suffisent d’ailleurs presque, pour peu qu’on voie la chose différemment, à l’exonérer. Pas de temps à gaspiller en effets retenus et phrases parfaites, lamentable chant des sirènes qu’il croit exclusivement destiné à endormir ses destinataires ; lui ne s’occupe que du réel, n’a que faire des foutaises romanesques, voue l’imagination aux gémonies et semble convaincu qu’on n’écrit bien que lorsque l’on a quelque chose à raconter. Cela tombe bien : lui-même pense avoir beaucoup à dire. Ceux que n’a jamais vraiment convaincu le sillon autofictionnel dans lequel s’inscrivaient ses précédents textes (une vaste et violente entreprise de reniement familial où sont réglés les comptes de sa grand-mère, de ses géniteurs et, entre autres, de Tonton Quiniou, le célèbre arbitre de foot) changeront peut-être d’avis, au moins partiellement, à la lecture de cet Empire de la morale à l’énergie d’enragé. Père et mère y restent les figures centrales du texte mais s’effacent ici derrière les monstrueux fléaux qu’ils incarnent respectivement : Papa votait communiste et aimait bien Staline, Maman se piquait de psychanalyse et vénérait Sigmund. Sans leur asséner directement ses coups de massue, il dilue sa fureur dans des pages autobiographiques d’une réussite mitigée, en commençant par son passage dans un centre de soins spécialisés où une armada de toubibs imbéciles s’essayera à percer le mystère de ses hallucinations juvéniles (il lui arrive de sentir ses doigts s’allonger et ne supporte pas le contact physique d’autrui).

Certains passages, perfides ou humoristiques, valent assurément le détour ; l’équipement littéraire du roman n’en reste pas moins d’une frappante pauvreté face au double coeur de ces 320 pages, là où Donner lâche ses coups et s’acharne sur Freud, le complexe d’Oedipe, la « chimère » de l’inconscient ou, plus efficacement encore sans doute, sur le cadavre du marxisme, la pieuvre bureaucratique et la syphilis de Lénine, source évidente de son aberrante attitude. Et poursuit dans une dissertation aussi rugissante qu’anarchique sur la morale, dont il s’essaye à chercher le fondement biologique à l’abri de toute transcendance mythique. Il y a des façons moins ambitieuses de cracher sur ses parents. Donner revendique l’unité de sa démarche et tient son livre pour un tout, intimité (maman, papa) et démolition (Freud, Lénine) n’étant précisément que les deux formes indissociables d’une même chose. Quitte à risquer l’accusation de n’avoir rien compris, on n’en prendra pas moins son Empire de la morale comme un double essai brillant emballé dans quelques bouts de roman mal écrits, en regrettant d’avoir à chercher sa verve dans un livre construit comme la Tour de Pise et rédigé n’importe comment. Ne pas souscrire aux principes qui guident son oeuvre et s’ennuyer ferme dans ses livres n’empêche pas d’admirer le bouillonnement bordélique de ses idées et la sincérité de sa prodigieuse fureur, lesquels donnent à ce nouveau roman l’intérêt qu’on pouvait ne pas trouver aux autres.