Cinq fois par semaine, les lecteurs du Monde éprouvent un plaisir coupable (mais indéniable) à lire la discrète chronique d’une demi-colonne qui paraît à l’antépénultième page de l’auguste journal. Sous le titre « En vue », Christian Colombani y publie une suite de quelques brèves qui rapportent chacune un détail étonnant, une anecdote insolite ou un incident incongru. A découvrir d’authentiques faits divers présentés dans la lignée des Nouvelles en trois lignes de Félix Fénéon, l’honorable lecteur éprouve un délicieux frisson de futilité. Les chroniques de Christian Colombani sont pourtant bien moins anodines qu’elles ne pourraient le paraître de prime abord. Elles témoignent en réalité d’une démarche journalistique tout à la fois originale, discrètement subversive et profondément littéraire.

Réunies et classées chronologiquement, près de la moitié des brèves parues entre septembre 1997 et avril 1999 sont aujourd’hui publiées en un volume –En vue– aux éditions Verticales. Les « petits faits criants, abandonnés » qui y sont recensés constituent un véritable contre-chant aux grands thèmes de l’actualité. Du théâtre des événements relayés par les médias au cours des deux dernières années passées, ces chroniques donnent à voir l’envers du décors. Les « contre-ut », les « reliefs » qu’elles isolent sont autant de grains dans les rouages huilés des analyses totalisantes et des mises en perspectives historiques : une forme de rappel à l’ordre intimé par la réalité elle-même, dans son foisonnement et ses contradictions.
Comme l’écrit Christian Colombani dans son avant-propos, « ces éclats » ont « un côté farceur, tape dans le dos à l’ordre des colonnes en marche », mais une fois réunis en volume, ils constituent aussi, par touches successives, un tableau cruellement réaliste de notre civilisation. Y apparaissent -traités sur un pied d’égalité- les hommes de pouvoir et les gens de peu des cinq continents dans une vaste tragi-comédie humaine, fragmentée en plus d’un millier de brèves. Les absurdités des systèmes (religieux, administratifs, politiques et juridiques) dévoilent leur visage quotidien, tristement répétitif, mais jamais Christian Colombani ne les juge ni ne les commente. La sobre présentation des faits atteint même une objectivité glacée.

Sous ses dehors informatifs et anecdotiques, l’ouvrage de Christian Colombani n’est pas seulement le fruit d’une démarche singulière de journaliste. Le souci de précision, de simplicité et d’objectivité qui anime chaque phrase -ciselée comme un haïku- dépasse par son exigence les objectifs assignés au journalisme et témoigne d’un travail réellement littéraire.
Il faut reconnaître d’abord que l’œil qui sélectionne tel fait, telle histoire au fil des agences de presse semble bien être celui du romancier. De la réalité sont retenus les motifs intéressants -un renversement de destin, un acte banal à la portée inattendue, un discours contradictoire ou infirmé par les faits- qui possèdent chacun le caractère fini, bouclé d’une nouvelle. On pourrait presque croire que ces brèves sont des synopsis fictionnels réduits à leur plus essentielle trame.
La complexité de la réalité est inscrite dans la structure des phrases, qui procèdent par emboîtement d’éléments subordonnés ou apposés, mais la syntaxe de l’auteur, caractérisée par l’asyndète, ne pose jamais de relation explicite entre les éléments rapportés. Au moment même où il offre au lecteur une anecdote signifiante, Christian Colombani s’efface élégamment pour lui laisser le loisir d’en profiter seul, sans aucun discours d’analyse parasitaire. Le lecteur devient l’auteur du sens. Tout en préservant, encore, une totale discrétion, il excelle également à mettre en scène l’irruption de l’inattendu. Sa prédilection pour la cadence mineure (la partie descendante de la phrase, contrairement à l’usage le plus courant, est plus courte que la partie ascendante) lui permet de souligner, par le seul effet du rythme, un fait déconcertant : « A Cadorago en Italie, une fillette de quatre ans, d’origine turque, jette sa petite couverture dans le vide, saute, comme Aladin, sur son tapis volant et atterrit sans mal trois étages plus bas. »

Après avoir plongé dans l’abondance des histoires d’En vue, incroyables, drôles, cruelles ou grotesques -tout l’extraordinaire de l’ordinaire- on se rappelle étrangement moins les événements recensés qu’une certaine logique dont ils procèdent tous et qu’on croyait du ressort de la seule fiction. Est-ce la vie qui imite l’art du romancier ou l’art qui imite la vie ? Le lecteur d’En vue, en tout cas, n’est plus capable de trancher.