Chloé Delaume est fan, elle est fan d’Indochine. Fan, c’est fanatic, on le sait : c’est être un peu fou, carrément fou même, d’une personne, en général célèbre, ou de plusieurs personnes célèbres, dans le cas des groupes de rock par exemple. Néanmoins, un groupe est souvent incarné par une seule personne : le leader, souvent le chanteur, celui qui retient toute l’attention et recueille tous les suffrages. La définition : « Une personne qui éprouve une forte admiration pour une personne, un groupe de personnes, une équipe de sport, etc. ». Souvent, quand on dit fan, c’est un peu galvaudé, un peu péjoratif : toi tu es fan, ah ah, tu annones mécaniquement des paroles de chanson, tu collectionnes les posters ou des produits dérivés débiles, tu es envoûté, tu n’as plus d’esprit critique, tu te donnes tout entier à quelqu’un que tu ne connais pas, même si tu connais tout de lui, même si tu crois tout connaître de lui, mais qui ne te connaîtra jamais, ou qui t’oubliera, après une rencontre éphémère backstage, entre deux bus, pendant une signature, c’est bondé, tu sautes, tu ne vois rien, ton cœur palpite, tu es un parmi d’autres. On se croirait dans une chanson de Pascal Obispo (preuve que la fanitude est galvaudée). Il doit bien y avoir des psychologues qui se sont penchés sur le phénomène fanitude : comportement essentiellement féminin, adulte référent, père absent, processus d’identification, déréalisation, virtualisation… Fondamentalement, le phénomène doit être aussi ancien que la création artistique et le fameux transport de la muse. N’empêche qu’il a franchi un échelon avec l’économie de marché : le fan, comme le membre d’une secte, c’est celui qui dépense pour l’objet de sa passion : dépense d’argent, d’énergie, de temps, rupture du lien social, isolement, fragilité, victimisation, suicide… Pour tout un chacun, la fanitude est ridicule, voire dangereuse, et Chloé Delaume n’est pas du genre à vouloir démentir les idées reçues.

Chloé Delaume éprouve donc une forte admiration pour Indochine, qui est un groupe de rock français. Il faut se documenter : Chloé Delaume est un personnage de fiction ayant pris possession d’un corps humain, celui d’Anne, fan d’Indochine elle aussi. Documentation, suite : Chloé Delaume, habitant le corps d’Anne, a été contactée par Nicola Sirkis, le leader d’Indochine, pour écrire une chanson du groupe. La chanson a été écrite mais la musique n’a pas suivi : Chloé Delaume n’habitera pas en Indochine. Mais Chloé couchera sur le papier La Dernière fille avant la guerre. « Hiver 2005. Nicola Sirkis, leader du groupe Indochine, contacte Chloé Delaume afin de lui proposer d’écrire les paroles d’un ou deux morceaux de son album en préparation. Ce faisant, il ignore trois choses :

1- Depuis la création du groupe, il y a 25 ans, Chloé Delaume en est une fan absolue, jusqu’à l’irrationnel.
2- Lorsqu’elle était petite fille, Chloé Delaume ne rêvait pas secrètement d’être Championne du Monde de patinage artistique, Prix Nobel d’un truc chic ou pratiquante d’une quelconque activité glorifiante, mais parolière du groupe Indochine.
3- Face à la concrétisation de son improbable fantasme, il va de soi que la catastrophe ne pouvait que s’imposer. Le morceau pour lequel elle avait rédigé les paroles ne fut pas conservé, et elle eut fortement envie de se pendre, d’autant que l’ancienne locataire de son corps ne tarda pas à se manifester ».

« La dernière fille avant la guerre », on pourrait ne pas savoir ce que ça veut dire, même une fois le livre refermé. Mais au fond, ce n’est pas grave. L’histoire de La Dernière fille avant la guerre n’est pas grave non plus : la première découverte du groupe, un contexte familial pourri, des chansons résonnant dans une adolescence mal vécue (redondance), le fan-club, la passion pour Nicola Sirkis (frère, ami, amant), l’émergence d’un troisième personnage, Miss Paramount (il n’y a désormais pas beaucoup de place dans son corps), la maturation, la scission, la mort d’Anne, la déception et l’écriture. Et finalement, personne n’en sort d’Indochine. Rien n’est grave. Quand bien même on ne connaît rien à Indochine, mis à part les standards des radios qu’on ne choisit pas. En très gros : musique pas très élaborée mais efficace, poésie certaine, fils de leur époque, années 1980, goths, dépressivité placardée en valeur nous-sommes-des-rebelles-et-nous-sommes-incompris, une posture, des catalyseurs de fanitude (et aussi la caricature, très drôle quand on a dix ans, des Inconnus). Au fond, on ne pourrait ne pas avoir d’avis…

Ou bien alors admettre que La Dernière fille avant la guerre est, stylistiquement parlant, un bon livre. Pour faire Reader Digest, on dirait : le dernier livre de Chloé Delaume se lit facilement. Pas chronométré mais à vue de nez, comme ça, une heure, une bonne heure disons… Pour être un peu plus explicite, quand même, on dira que l’écriture de Chloé Delaume fascine ; quelquefois même, elle touche : « Je ne serai plus seule, quelle que soit l’heure la mort n’osera tambouriner. Je serai la princesse d’un royaume où les fleurs sont sacrées et de plumes, je ne régnerai sur rien si ce n’est sur mon destin et c’est déjà pas mal ». Fascination, fanitude, on reste dans le champ sémantique : La Dernière fille avant la guerre serait un livre métonymique, donnant à voir le contenant pour le contenu, ou l’inverse ; fascinant en donnant à lire la fascination. Un bémol, quand même : on aimerait avoir plus de clés pour ne pas rester complètement dans l’hermétisme, au risque de passer pour le dernier des philistins.