Etrange personnage que ce Clifford Henry Bench Kitchin, auteur de deux recueils de poèmes de jeunesse, de romans policiers fameux mais que lui-même tenait en moindre estime que son seul « vrai » roman, ce Streamers weaving demeuré sans succès en Angleterre (il en garda toute sa vie une franche amertume) Ce sont Leonard et Virginia Woolf qui, à la fin des années 20, publièrent cette délicieuse bluette où, sous les atours d’une passion amoureuse tragique, Kitchin en dit long sur la superficialité d’une haute société en pleine déliquescence, brutalement secouée par la guerre et la lente agonie de l’empire britannique. Dans son Journal, Woolf consacre à Kitchin, alors avocat au Barreau londonien (il sera ensuite agent de change à la City), quelques lignes sans grande tendresse : « Un peu gros et blanc et rusé, et pas très à la hauteur. Un homme susceptible, assez vaniteux, je suppose ; a une bonne opinion de lui-même ; et est un rien vulgaire. » Elle ne l’en publiera pas moins chez la prestigieuse Hogarth Press, accordant l’étiquette « Bloomsbury » à cet élégant gentleman que ses loisirs et marottes d’aristocrate (collection de théières de Meissen, d’argenterie anglaise du dix-huitième et de presse-papiers anciens ; photographie amateur, botanique, échecs, piano, bridge et autres jeux de tables : Alberto Manguel raconte dans sa postface qu’il ne dédaignait pas le Casino de Monte-Carlo) ne privaient ni de spiritualité, ni d’érudition.

Ainsi est-ce à Milton qu’il a emprunté le titre de ce Toutes voiles dehors, histoire cocasse et dramatique de Lydia Clame, célibataire de 30 ans qui court les réceptions huppées et le beau monde en quête du grand amour. Elle le trouve en la personne de Geoffrey, objet d’une passion inquiète sur lequel elle ne parvient hélas pas, au fur et à mesure de rendez-vous manqués, à mettre le grappin. Frivole, capricieuse et dépensière au dehors (elle possède rien moins que « deux nécessaires de toilette, quarante-trois mouchoirs et tout Voltaire dans une édition très recherchée »), Lydia Clame sombre au dedans dans une dépression qu’aggrave la subite détérioration de sa situation financière (Lydia ne travaille pas, vivant du capital que lui a laissé son père) et dont l’annonce (douteuse) de la mort de Geoffrey sera le point d’orgue. Fillette naïve sous des atours de jeune femme fortunée, érudite maladroite (Lydia écrit, bien sûr, et range ses poèmes dans un tiroir fermé à clef) et éduquée (« je puis déchiffrer une partition de Scriabine, traduire le russe, authentifier un Giorgione à cent mètres ») que la solitude et les revers de fortune éloignent hélas du bonheur : Kitchin, avec une piquante légèreté et des sorties qu’on croirait parfois empruntées à un Wilde un peu empesé, trace avec sa Lydia Clame la carte sociologique d’une bourgeoisie argentée dont elle voudra se faire accepter jusqu’à la fin.

Kitchin espérait un réel succès pour ce roman doucement satirique mais en fut pour ses frais : le public l’ignora, et ne manifesta son enthousiasme que quelques années plus tard avec Mort de ma tante, un polar que l’écrivain déçu désignera avec résignation comme son « misérable livre ». Il maudira longtemps cette ironie du sort au volant de sa Rolls-Royce bleue, dans le lit de son amant (un homme marié et plus âgé que lui et de classe inférieure) ou dans les restaurants de luxe que lui permettaient de fréquenter une fortune issue de coquets héritages. Il mourut en 1967 avec une oeuvre singulière et près de sept cent cinquante mille livres sur ses comptes en banque.