A lire avant, pendant ou après la monumentale traduction de Tristram Shandy par Guy Jouvet, sur les tables des librairies depuis quelques semaines (cf. Chronic’art # 13), L’Ecrivain le plus libre mêle biographie, commentaire et dialogue imaginaire pour donner à comprendre tout le génie de l’incomparable Laurence Sterne : Cécile Guilbert, dont on se rappelle les essais sur Saint-Simon et Guy Debord, répare ainsi l’inexplicable pauvreté de la littérature sternienne en français, longtemps réduite à un vieil essai de l’excellent Henri Fluchère, introuvable au demeurant. Plutôt qu’une somme biographique ou qu’un fastidieux traité universitaire, genres de toutes façons incompatibles avec le caractère loufoque du personnage, l’auteur a imaginé un texte composite et sans contraintes, privilégiant l’invention formelle et laissant libre cours à sa subjectivité : L’Ecrivain le plus libre est ainsi une sorte de romanquête (espérons qu’elle ne nous en voudra pas pour ce terme) empruntant au récit autant qu’à la fiction, truffé de digressions personnelles et, tant qu’à faire, de conversations fantasmées entre l’auteur et le fantôme de Sterne en personne, de passage à Paris pour quelques jours. Le périple commence par la relation d’une « Excursion sentimentale » dans le nord de l’Angleterre, à Shandy Hall, le cottage « tout en briques avec un toit pointu d’ardoises » où, jadis, vécut le pasteur Sterne ; il se poursuit par un avertissement au lecteur dans lequel, enfonçant quelques portes ouvertes qu’il n’est toutefois jamais mauvais d’ouvrir un peu plus grand, Cécile Guilbert ironise sur la vanité du roman contemporain et oppose au mal le remède absolu : La Vie et les opinions de Tristram Shandy, gentilhomme, que Diderot, Keats, Balzac, Pasolini, Nietzsche et Nabokov n’ont assurément pas encensé pour rien.

Les présentations ainsi faites, elle nous emmène, deux cent cinquante pages durant, dans le dédale du génie sternien, démêlant certains fils du roman tout en nouant les autres, traçant la généalogie des influences, emprunts et parodies, sollicitant de Sterne quelques éclaircissements sur les rapports entre livre et réalité, débusquant les allusions sexuelles, méditant sur les inspirations philosophiques, récapitulant les procédés par lesquels le romancier subvertit le roman familial et devisant sur ses innombrables hobby-horses (ses « dadas » ou « califourchons », selon la traduction sautillante du « dijonnais », alias Guy Jouvet). Sautant allègrement d’une époque à l’autre, elle convoque à la barre le  » Catalan  » (Enrique Vila-Matas, auteur d’une traduction espagnole de Tristram Shandy), « l’Asthmatique » (Proust, of course), le « Viennois » (Freud), le « Vicomte » (Chateaubriand) ou le « Boxeur » (Cravan) pour étayer ses conversations avec Sterne, n’oubliant pas au passage, révérence oblige, d’adresser un salut cordial au « Sarde » (François Meyronnis) et, évidemment, de tirer son chapeau au « Bordelais » (Philippe Sollers, éditeur du livre, qui comme d’habitude s’y laisse citer aussi souvent que possible). Les novices en shandéisme y trouveront leur compte, les shandéens aguerris tout autant ; rappelant que nul n’est condamné à boire ad vitam aeternam les eaux sales du « tout-à-l’égoût contemporain » (« Viande… Baise-moi… Jouir… Putain… Hard… Hell… – My God, quels titres ! » s’exclame, écoeuré, le Sterne fantomatique de l’auteur), Cécile Guilbert montre que les chef-d’oeuvres n’ont pas d’âge et, malgré les images de son crâne et de sa tombe qui couvrent glacialement les pages 56 et 57, ramène hardiment Sterne au nombre des vivants. A lire comme le Guide Michelin d’un pays littéraire nommé Tristram, dans lequel il reste toujours quelque chose à voir.