On a découvert Carlos Liscano en 2005 avec La Route d’Ithaque et un recueil de nouvelles intitulé Le Rapporteur et autres récits. Voici aujourd’hui Le Fourgon des fous, livre qui lui aura demandé des années d’efforts, le temps nécessaire pour sentir possible sa maîtrise du récit, pour un tel témoignage. Car on bien parle ici de témoignage, d’introspection, d’analyse, de plongée au plus profond de soi, pour raconter la prison, l’abandon, la torture et ce phénomène qui traverse tout le livre : la rupture qui s’opère entre l’esprit et le corps dans des circonstances extrêmes. Des circonstances que Carlos Liscano, arrêté en Uruguay en 1972 pour passer 13 ans en prison, connaît bien. Au point qu’il lui faudra ensuite, après l’improbable libération, un long exil en Suède pour tout recommencer, devenir journaliste, traducteur, romancier, et pouvoir enfin, depuis une dizaine d’années, retrouver son pays.

Dans Le Fourgon des fous se mêlent la mémoire et l’analyse. Parce qu’un fils de retour cherche les cendres de ses parents, pour leur assurer une sépulture décente. Parce qu’un homme de retour d’exil cherche à retrouver quelques marques du pays qui fut sien, les souvenirs des heures dorées de l’enfance et des souffrances, physiques et morales. Parce qu’en revenant sur son existence, Liscano retrouve un fil brisé, se raccroche à ses heures perdues derrière les barreaux, et trouve le courage, par les aveux qu’il se fait à lui-même, d’aller combattre, et peut-être qui sait vaincre ses fantômes. « Cette situation, la torture, est passagère. Je reviendrai ensuite à la normalité. Quelle est ma normalité ? Je ne sais pas, je ne me pose pas la question, je ne peux pas me la poser. Mais il ne me vient pas à l’esprit que la torture et la prison dureront toujours, qu’un jour je finirai par écrire sur tout ça, sur cette misère. Que ma vie sera inimaginable pour moi sans ce que je suis en train de vivre, sans les treize ans que je vais vivre. Et que je finirai par me dire que si une autre vie avait été possible pour moi, je ne l’aurais pas choisie ».

Voilà de quoi traite le livre, la mémoire de Carlos Liscano. Cette déchirure qui advient quand, à force de martyriser les corps, il ne reste plus d’horizon que celui du souvenir. Mais quels souvenirs, quand on a été enfermé à 23 ans ? Trop peu pour s’y réfugier, assez pour espérer. Et finalement se respecter soi même, ne jamais renoncer à ce qu’on a été, à ce qu’on veut devenir. Liscano se raconte ; pourtant, on ne saurait réduire son récit à des mémoires de prisonnier. La prison est présente, avec elle la torture, les gardiens, un système qui broie, des anecdotes de l’enfermement. Mais le texte a une portée bien plus grande. C’est un témoignage, sans doute universel, sur la dignité et l’indignité humaine. Sans fioritures. Avec une précision douloureuse, qui ne laisse rien de côté, extirpe jusqu’à la moindre douleur, la moindre pensé de celui qui raconte. Comme si en parlant, en racontant, en détaillant ces années d’enfermement sous torture, il devenait possible de libérer la voix de tous ceux qui ont été ou demeurent encore quelque part prisonniers. « La liberté, pendant des années et à tout jamais, c’est courir dans une immense plaine blanche au crépuscule ». Car c’est bien de liberté qu’il s’agit. Une liberté sans contraintes, totale. Sans doute la plus difficile, celle qui ne dépend que de soi. A noter, peut-être : c’est en prison, entre 1972 et 1985, que Carlos Liscano a commencé à écrire.