Le Ribbon : une clique de paysans terroristes et franchement sanguinaires qui, au milieu d’un XIXe siècle troublé, déchirèrent une Irlande à peine remise de la Grande Famine. Cachés sous leur cagoule, les Ribbonmen sont lâches, sournois, violents et par dessus tout extraordinairement cruels ; arc-boutés sur la défense de droits acquis douteux et résolument fermés à toute forme de discussion, ils excellent à concevoir les châtiments clandestins les plus vicieux pour qui entrave leur passage (un raffinement parmi d’autres : attacher fermement le sujet, l’enfermer dans un sac de jute, y glisser une anguille vivante et affamée, plonger le tout dans un étang. Souffrances garanties.) L’Irlande a connu son lot d’épisodes sinistres, mais celui-là dépasse la moyenne : le dublinois Carlo Gébler (un patronyme certes peu celtisant mais un sang impeccablement irlandais -sa mère s’appelle rien moins qu’Edna O’Brien) a choisi d’en faire le cadre et l’épicentre de ce Comment tuer un homme épouvantablement sombre où, malgré un bond d’un siècle et demi en arrière, rien ne ressemble vraiment à la catégorie générique (et académique) de ce que l’on appelle « roman historique ». D’abord parce que, question de caractère national sans doute, toutes les histoires irlandaises se ressemblent en ce qu’elles charrient presque chaque fois leurs litres de sang et leurs charretées de cadavres, qu’elles soient d’hier ou d’aujourd’hui. Ensuite et surtout, parce que le style et le ton on ne peut plus modernes de Gébler laissent résolument de côté les figures imposées d’un genre dont on est assurément très loin (costumes d’époque, foisonnement documentaire, pénibles anecdotes et détails folkloriques à toutes les pages) ; ses héros sont morts voici cent cinquante ans mais on ne serait guère étonné de lire à la virgule près leurs sentiments dans les esprits échauffés des irlandais de ce siècle : la violence et la force n’ont pas d’âge, surtout là-bas.

Autant dire que les protagonistes de ce drame rural aux échos on ne peut plus actuels n’ont pas la vie facile dans les pages de Gébler. Thomas French, pour commencer, fraîchement nommé administrateur d’un domaine agricole peuplé de paysans locataires pas toujours bon payeurs et, surtout, infesté de Ribbonmen prêts à le trucider au moindre faux pas. Tim Traynor, ensuite, brave garçon que le destin n’a pas vraiment gâté et que le désespoir finit par pousser dans les rangs terroristes. Isaac Marron, enfin, crapule de la plus belle espèce dont l’ignominie surprend un peu plus à chaque chapitre. Avec un manichéisme savamment dosé et un don certain pour donner en peu de mots le portrait de ses personnages, Carlo Gébler fait de tout cela un livre admirablement bien fichu et plein d’un suspense qui révèle l’amateur de romans noirs. On pourra lui reprocher certaines pages franchement bavardes, un scénario parfois facile et une love story centrale pour le moins mielleuse ; on comprendra toutefois que tirer la corde du côté des bons sentiments lui permet le moment venu de nous repousser d’autant plus vigoureusement vers celui de l’horreur, des massacres en série et des unhappy ends révoltants. Toutes choses que ce roman magistralement composé et salué, entre autres, par un McLiam Wilson dythirambique, nous impose décidément plus souvent qu’à son tour.