On connaissait le chanteur, crooner à l’éloquence racée dont chaque mot semble avoir macéré dans un fût en chêne ; voici l’écrivain, dont le premier roman (empruntant son titre à l’une de ses chansons) lui vaut les honneurs d’une publication chez P.O.L. Dès les premières lignes, on comprend que l’écriture sera claquante et sèche, sans arabesques ni boursouflures. L’adhésion est immédiate, le style est entêtant, avec les méditations d’un noyé en train de vivre ses derniers instants. Le roman est construit sur des allers et retours entre la conjuration d’une mort imminente par noyade et le récit d’une existence qui remonte, par bribes, à la surface, au fur et à mesure de l’engloutissement par les flots.

Avec une désinvolture feinte qui donne de savoureux moments d’humour noir, Requin retrace le fil d’une vie : ballotté entre une famille portant le sceau de la déveine, un amour naissant, des amitiés en marge et sa passion pour l’archéologie et les fossiles, le narrateur dresse une topographie de son existence, moins un bilan qu’une régurgitation aléatoire des menus événements qui ont tissé son destin. On frôle parfois l’onirisme dans cette oraison funèbre à la première personne. Belin désamorce la sinistrose du sujet par l’humour, un sens de la formule bien balancé pour conjurer la silhouette de la grande faucheuse qui se profile sous l’eau d’un lac artificiel, aux environs de Dijon.

Il y a quelque chose de l’artisan-poète chez Belin, un cousinage avec le matérialisme verbal d’un Ponge ou la stase répétitive d’un Tarkos. On pense aussi à la prose persiflante de Martinet, mais avec une fibre plus légère, maniériste, un genre de dandysme cul-terreux (c’est un compliment). L’audace de ses chansons est intacte, dans le flot d’une pensée où s’enchevêtrent cynisme et mélancolie. Les fulgurances lyriques se confrontent au prosaïsme le plus cru, dans un carambolage qui fait mouche. On y lit la courbure du temps, la vanité humaine, les amours égarés, les rites initiatiques de l’enfance, la lutte des classes et le reflux de la mémoire avant le dernier souffle. Une excursion dans le vivant où l’on y voit clair comme dans de l’eau croupie, et où tout apparaît subitement sur le même plan : l’anodin transcende le grandiose, le slip de bain Go Sport du noyé revêtant la même teneur tragi-comique que le souvenir des plages de Dieppe ou des voies ferrées de la Moselle. Avec, en toile de fond, une intrigante « pêche au lait » qui ne délivrera ses secrets qu’au compte-gouttes.

A cheval entre la surface et les abîmes, Belin traduit à merveille ce flux de conscience, ces valses hésitations et ces causes perdues, cette lutte entre l’orgueil et l’irrésolution à disparaître sans laisser de traces, ce combat de l’individu contre lui-même dans l’imminence de la fin, cette façon de ne jamais capituler, même quand tout est perdu. Il harponne le réel avec une beauté lugubre qui, pour fataliste qu’elle soit, n’empêche pas la célébration de l’existence. Un constat que résume cette phrase sibylline : « L’espoir est un lubrifiant qui protège de l’usure que produit le frottement de la conscience sur le temps ». Qui dit mieux ?