Bernhard Schlink joue à la marelle sur le fil de l’Histoire, en l’occurrence, un fil aussi ténu que celui d’un rasoir puisqu’il s’agit du procès de l’ange qui fit la bête, autrement dit de « l’agneau » qui fut SS. Le Liseur, publié en 1995, a le mérite de ne pas laisser indifférent. Au contraire, il serait plutôt du genre à foutre en l’air les bons repas entre vieux copains. Les réactions qu’il inspire sont violentes. Les unes procèdent d’une suspicion angoissée et paniquée -Mais pourquoi ? Où veut-il en venir ? Que cherche-t-il à justifier ?- avec la peur que ce soit là précisément l’injustifiable. Les autres, plus sereines, viennent de ceux qui sont rassurés de voir que le monstre a visage d’homme, que le mal n’est pas, en tout cas, une chose de musée, isolée sous une cloche de verre, mais une plaie que chacun porte en soi et reproductible. Quoiqu’il en soit, le roman de Schlink est délibérément fourbe. Il accule le lecteur sans aucun ménagement dans les voies sans issue de la justice humaine.

L’agneau… Parce que précisément tout commence dans l’enfance du narrateur : époque sensée être bénie mais dans laquelle le mal, s’il n’est pas encore formulé dans le langage, trouve sa place dans les maux du corps. C’est par le corps que tout commence ou, pourrait-on dire, par les convulsions d’un estomac qui ne digère pas. Une femme, Hanna Schmitz, trouve l’enfant qui vomit ses tripes dans la rue. Elle porte le visage de la providence. La Samaritaine est forte, belle, pleine d’énergie. Il la surprend alors qu’elle enfile ses bas. Ses yeux ne la quittent pas. Il est fasciné. Fasciné ? Après sa convalescence, la belle histoire d’amour et de sexe commence. Leur différence d’âge fait qu’il apprend tout d’elle. Très jeune, il pourra dire : « Moi, je connaissais les femmes… ». Pourtant, comme le temps passe, leur relation s’encombre de menus silences. Hanna est inaccessible. Elle lui fait penser à un cheval… c’est ça, un cheval, un peu fou, fort mais qui aime la liberté. Un cheval, c’est un peu bête quand même. Plus, c’est analphabète. Curieux que Schlink pose la faute et l’illettrisme du côté de la femme…

C’est en homme de justice que Bernhard Schlink aborde son sujet, c’est-à-dire dans la position complexe d’un homme ayant une parfaite connaissance des apories de la justice. Son roman s’en ressent. C’est un roman construit, qui ne laisse rien au hasard, mathématiquement conçu pour nous amener à l’impasse, à l’incapacité de se prononcer, et c’est évidemment ce qui dérange. Il écrit aussi au nom d’une génération d’allemands, héritiers en quelque sorte de la faute, chargés de vivre avec la culpabilité des pères et la honte de leurs actions. C’est en homme torturé par le fantôme du nazisme qu’il écrit, persécuté par l’impossibilité de pardonner tout en ne pouvant continuer à vivre sans pardonner.