Partageant vraisemblablement le point de vue exposé par Cioran selon lequel la perspective d’avoir un biographe devrait faire renoncer tout homme à avoir une vie, Bernard Shaw réunissait, au début des années 30, quelques mises au point censées rétablir « ce qui a été négligé ou mal interprété ». Exercice, fait-il comprendre, dont il se serait d’ailleurs bien passé, ne corrigeant de mauvaise grâce les erreurs de ses biographes que parce qu’il est probablement la personne la mieux placée pour le faire : la biographie n’a selon lui aucun intérêt. « Je n’ai jamais tué personne. Rien d’extraordinaire ne m’est arrivé (…) Quel est l’intérêt d’un compte rendu détaillé informant que l’illustre Smith est né au n°6 Grand-Rue, et y a grandi jusqu’à l’âge de vingt ans, tandis que les obscurs Brown, Jones et Robinson, nés au 8 ou au 9, ont suivi exactement le même parcours ? Voltaire vous expose en deux pages tout ce que vous avez besoin de savoir sur la vie de Molière. Cent mille mots sur le même sujet seraient insupportables. »

Vues sous cet angle, les choses sont certes incontestables -Pierre Assouline lui-même ne le nierait pas. En quelques brefs chapitres, Shaw revient donc sur quelques aspects ou épisodes de sa vie, lesquels, convenons-en avec lui puisqu’il insiste si consciencieusement sur ce fait en début de volume, sont d’un intérêt inégal. Souvenirs familiaux et généalogie rapide (« Tous les Shaw étaient obligatoirement protestants et snobs »), collège, premier emploi dans un bureau d’expertise foncière dublinois, difficiles débuts critiques londoniens… Les passages les plus intéressants de l’ouvrage -on y trouve aussi des lettres, un entretien accordé à une revue éphémère- sont sans doute ceux consacrés à l’activisme politique débordant du prix Nobel 1925 (grand propagateur des idées socialo-marxistes et lecteur assidu de Mill et Thoreau, Shaw tenta de parfaire son prosélytisme par l’acquisition de notions d’économie), dont les conférences régulières (« je prêchais sur le socialisme au moins trois fois par quinzaine en moyenne ») et la fréquentation assidue de la société fabienne ont forgé le redouté sens de l’éristique. Soit dit en passant, le compte rendu presque naïf de son entrevue avec le sympathique Staline, accompagné de Lady Astor et Phil Kerr, avec le recul et l’Histoire, confine au comique… On parle aussi, dans ce bref ouvrage, de la naissance de sa célèbre tribune musicale (sous le pseudonyme de Corno di Bassetto) dans le Star, et de deux ou trois autres choses, où l’on pourra bien sûr relever de ces traits de génie innocemment enfouis dans le corps du texte, typiques de celui dont Wilde disait qu’ »il n’a pas un ennemi au monde, et aucun de ses amis ne l’aime ». Au hasard, celui-ci, pêché en cours de lecture : « Je n’ai jamais beaucoup admiré le courage du dompteur de lion. A l’intérieur de la cage, au moins est-il à l’abri des autres hommes ».