Bustos Domecq, ce célèbre critique auquel Borges et Casares prêtaient voici quelques décennies une inépuisable propension à dénicher des artistes particulièrement farfelus, n’aurait sans doute pas été peu fier de présenter cette récente tendance des collectionneurs d’art à acquérir un buste. Dans le bref roman de Bernard Comment, en effet, la cote de l’homme tronc (vivant) flambe sur le marché international de l’art moderne : les bustes authentiques, issus d’une malformation congénitale ou d’un accident, sont à la fois rares, chers et recherchés. Quelques publicitaires créatifs ont d’ailleurs l’idée de réunir quelques-unes de ces pièces précieuses pour le lancement d’un logiciel informatique révolutionnaire, permettant une conversion immédiate et parfaite de l’oral à l’écrit (et vice-versa) : ils fourniront une frappante illustration des possibilités du procédé (slogan : « et pourtant, ils écrivent ») tout en donnant une touche attractive au happening médiatique ainsi organisé. Il se trouve néanmoins quelques esprits étroits pour s’élever contre l’édification de handicapés physiques en objets, même d’art, et engendrer une polémique de nature à ternir l’opération ; certains vont même jusqu’à insinuer que de pauvres hères, affamés dans des bidonvilles du Tiers-Monde, se font délibérément amputer des quatre membres en espérant améliorer leur condition et rejoindre la collection d’un riche amateur occidental…

En jouant adroitement de quelques thèmes bien de notre époque, l’auteur donne un petit conte aussi drôle qu’efficace, écrit avec une verve qui donne tout leur charme sarcastique aux dialogues du narrateur, l’un de ces bustes que l’on a emprunté à leur propriétaire pour l’événement. Au-delà d’une vague réflexion sur la notion d’art et ses limites, on trouvera dans Le Colloque des bustes, en fouillant un peu, une charge violente mais subtile contre les travers matérialistes et mercantiles d’une « société du spectacle » que l’on n’en finit plus de dénoncer : notre attachant narrateur tronc, employant toute son énergie à gripper la machine où on l’a placé, va faire foirer une cérémonie promotionnelle multimédia qui rappelle celles du Bill Gates triomphant, et tenir en échec les techniques excessives mais bien rodées d’un discours publicitaire qui n’a plus peur de rien. Et si le buste n’a plus ni bras ni jambes, il n’a rien perdu de sa libido, puisque c’est « la bouche engluée de poils pubiens » que se terminera la petite histoire, même si, là encore, tout n’est pas parfait. On ne sait plus trop où commencent les piques du moraliste et où s’arrête l’imaginaire débridé de l’écrivain, qui évite habilement tous les poncifs au détour desquels on aurait voulu l’attendre ; trop court pour être pesant, trop fin pour être démonstratif, ce conte politiquement non correct, qui pousse l’irrévérence jusqu’à réifier de braves handicapés (la littérature permet quand même de bien belles choses), est décidément jouissif.