Quelque part dans une banlieue de Tel-Aviv, au milieu d’un no man’s land de champs, de baraques bringuebalantes, au bout de la route : un piano bar. C’est le cadre choisi par Ayelet Shamir pour mettre en scène son drame en huis-clos. La tragédie se devine dès les premières pages. A cause du lieu bien sûr, mais aussi des trois qui s’y retrouvent chaque nuit, figures égarées, au bout du rouleau, ravagées par la vie : Jo Ohanah, le patron, l’ancien marin, deux fois divorcé, traîne une impénétrable mélancolie ; Gadi, le pianiste, noyé dans l’alcool, a tout perdu pour une serveuse qui l’a quitté, emportant l’enfant qu’il ne connaîtra jamais ; Fadil, enfin, le gamin arabe israélien battu par les membres de sa communauté qui l’accusent de traîtrise, se cache dans les cuisines, trouvant dans la compagnie des ombres du piano-bar et dans le bercement de la radio un quasi havre de paix.

L’histoire commence par une nuit de tempête, alors que les éléments semblent conjuguer leur action pour effacer le monde, comme à l’ordinaire. A une heure improbable, la porte du piano bar claque, laisse passer quatre hommes puis deux femmes en tenue de soirée, perdus au sortir d’un repas d’affaire dans une auberge paumée. Leur réunion n’est à mettre que sur le compte du hasard. Ils ne partagent rien, et le trajet dans un même véhicule a suffi à instaurer entre eux une tension insupportable. Soumis à la décision de celui qui les ramène, ils se retrouvent dans ce bout du monde misérable où ils ne veulent que boire, noyer leur ennui, leur solitude, leurs angoisses. Ohanah va les haïr, tout en acceptant de les servir. Parfois, Gadi va jouer. Quant à Fadil, il officiera le plus longtemps possible comme observateur muet. Assistera à l’explosion du groupe des nouveaux arrivants, dans une scène d’un réalisme cru, extraordinaire. Observera le patron et son pianiste, réduits au silence, effacés. Puis jouera, malgré lui, le rôle attribué dès les premières pages : celui de la victime, désignée, sacrificielle.

La narration d’Ayelet Shamir est toute de silences, comme si ceux-ci étaient le mieux à même de faire exploser la violence sourde, omniprésente qui imprègne chaque mot de ce premier roman. Les dialogues sont rares. Le piano même ne se fait jamais tant entendre que quand il se tait. Dans une tentative de remonter à la genèse des personnages, d’expliquer l’injustifiable, des flash-backs émergent, portraits condensés, lectures des échecs des uns et des autres. Tout est hyper visuel, chaque scène travaillée, la lumière étudiée, le cadrage, l’angle. Et l’écriture, sans fioritures, sans rien de superflu : le tout parfaitement maîtrisé, de bout en bout. Même la fin annoncée surprend, tant elle est vaine, désolante. C’est un univers trouble que crée Ayelet Shamir, sur des bases parfaitement identifiables, celles du tragique en son acceptation la plus classique. La chronique d’un drame annoncé.