Van Gogh le suicidé de la société… Sacrifié par une société qui « a fait étrangler dans ses asiles tous ceux dont elle a voulu se débarrasser ou se défendre (…) et qu’elle a voulu empêcher d’émettre d’insupportables vérités ». Dans son hommage à Van Gogh et à sa peinture, Artaud refuse de collaborer à l’attitude coercitive et ambivalente que la société adopte envers ses génies, ces illuminés qui inquiètent, qui effraient. La folie est, selon lui, cette aliénation qui permet d’exprimer ce qui ne pouvait être dit autrement.

Face à l’inertie et au conformisme bourgeois, garde-fous d’une société normée et normalisée, Artaud est pris de convulsions virulentes. C’est cette « société tarée », où il s’agit d’analyser, de comprendre, de rendre cohérent et de contingenter, qui prôna la psychiatrie pour « se défendre des investigations de certaines lucidités supérieures dont les facultés de divination la gênaient ».
Pour Artaud, Gachet, le modeste médecin de campagne spécialiste des maladies nerveuses (donc d’autant plus dangereux), fut l’oppresseur du génie halluciné de Van Gogh dont l’exaltation sera étouffée jusqu’à « quitter la vie ». Car tous les psychiatres voient dans chaque artiste un ennemi. Ces esprits insinuants et étroits sacrifient donc le génie incontrôlable aux codes obséquieux d’une société responsable, cherchant à se protéger de ces individus évidemment déraisonnables.

Alors que le psychiatre ne voit qu’esprit malade et obsessionnel, Van Gogh l’envoûté est un et multiple, pure âme et sensibilité exacerbée. Le génie du peintre ne s’attache qu’à voir au-delà… au-delà de la raison et de la logique de l’affect, afin de transcender la vision première des choses.
Tout au long de cet écrit spasmodique, Artaud donne à voir la peinture révolutionnaire, illuminée de Van Gogh, son talent à mêler miraculeusement des couleurs impropres à la fusion, son refus de distinguer signifiant et sublime.

Le peintre transfigure, noie la platitude d’un paysage, d’une nature inerte dans le chaos de « son pinceau en ébriété » d’où jaillit, dans une « explosion de liquides », des terres lie-de-vin inondées de sang, des soleils ivres, des tournesols tourmentés. Il extirpe de la nature tranquille, morte, son essence dévorante, ensanglantée : un « corps-paysage ». Il orchestre des images pré-existantes en les dépouillant de leur pré-établi. Il n’est qu’organe de création qui fait suer « des choses de la nature inerte comme en pleines convulsions », en saisit la quintessence dans son épure essentielle, dans son « abasourdissante authenticité ». Avec une simplicité désarmante, sans hésitation, le tracé du pinceau laboure la nature dans sa pure nudité. La force des images, prophétiques et saisissantes, mais également la forme donnée aux émotions, dépassent alors le commun, le normé.
Artaud s’intéresse plus précisément au tableau Champ de blé aux corbeaux. En effet, de ses corbeaux peints deux jours avant sa mort, « nul autre peintre n’aura su comme lui trouver (…) ce noir de truffes, ce noir « de gueuleton riche » et en même temps comme excrémentiel des ailes de corbeaux surpris par la lueur descendante du soir ». Le jaune sombre des blés mûrs vient buter contre un ciel noirâtre désespéré. La mort s’en va au grand jour à travers les champs. Réminiscence de scènes eschatologiques, et même si le motif religieux est absent de la toile, le spectaculaire réside encore une fois dans ce « corps-paysage » mis à nu, dans toute sa crudité

Artaud, visionnaire et utopique, a lui-même très clairement eu l’intention d’abolir les barrières entre vie et art. Sa pensée passionnée entraîne le lecteur dans la folie des couleurs illuminées de Van Gogh, qui oscille entre terreur et magnétisme. Il nous révèle cet inextricable envoûtement que suscite la peinture de Van Gogh, tel Edgar Poe ou Gérard de Nerval (« Van Gogh pensait qu’il faut savoir déduire le mythe des choses les plus terre-à-terre de la vie. (…) Car la réalité est terriblement supérieure à toute histoire, à toute fable, à toute divinité, à toute surréalité. Il suffit d’avoir le génie de savoir l’interpréter »).

Quant à la parole « artaudienne », ses mots fracturés, ses onomatopées et l’étrange beauté des dysharmonies phrastiques d’où se libère la musicalité de ses cris déchirés, elle offre une vision de l’auteur très personnelle qui évite l’écueil du sentimentalisme. Dans l’esprit d’Artaud, le salut de l’illumination artistique passe par l’écroulement total des valeurs sociales, de l’espace normé. Si cette vision risque de se voir assimiler à de la folie ou de la naïveté juvénile, cela prouve notre incapacité à concevoir une œuvre d’art comme une puissance hallucinée, ressentie et éprouvée, n’appartenant à aucun processus d’aliénation et autres diktat culturels.

Le travail d’Artaud, d’une fantastique lucidité liée à un « effondrement central de l’âme », mêla critique et utopie ; et c’est à cela que nous devons confronter notre propre réalité culturelle. Si la fonction de l’artiste est de soutenir le reflet d’une société, de son discours culturel, ces miroirs sont désormais brisés. N’attendez pas de salut. La vérité est.