Camille : celle dont tous les garçons rêvent à la fac et qu’aucun ne réussit à approcher. Car Camille, sensuelle et généreuse au physique, est, au moral, « mystérieuse, menteuse, habillée, sérieuse, modeste, intelligente, brillante ». Curieuse définition pour une jeune fille lisse et insaisissable comme son prénom androgyne -celui de Bardot dans Le Mépris, mais Camille n’aime ni Godard ni Bardot. Pourquoi choisit-elle Marc, pourquoi l’épouse-t-elle ? On ne le saura pas, car Camille ne se donne jamais tout à fait, elle préfère le retrait, elle qui « eût aimé qu’on la désirât sans l’observer » et qui s’éloigne doucement dans un monde de lecture et d’écriture. Marc se contente de partager sa banalité rangée entre sa femme et Cécile, une vieille amie devenue camarade de jeux. Tranquille ratage d’un couple de notables de province, mélo petit-bourgeois passéiste ? Pas tout à fait. La chute est brutale. Alors, sitcom améliorée pour trentenaires sentimentaux ? Rien à faire, dès les premières lignes on est saisi par le charme entêtant de ce premier roman précis et fragile. Derrière la bluette estudiantine se noue, l’air de rien, une tension croissante autour de Camille, présente-absente, silencieuse et intouchable.

Hussard bien sûr, et on pense aussi aux Choses de Perec, pour une certaine peinture sociale dans un schéma basique, le passage de la parenthèse étudiante à une installation bourgeoise artificielle, quatre individus qui évoluent en parallèle sans jamais véritablement se croiser. Mais à partir de cette trame neutre, plate, la fine musique de l’écriture sait, à la manière d’un Eric Holder, donner au mystère des gens presque comme les autres un son juste et magique. L’écriture, nerveuse, joue sur plusieurs registres, alternant avec une subtile liberté ellipses et détails, charme suranné et romance contemporaine. Ruptures légères, imperceptibles changements de point de vue, Palou s’attarde sur des instants puis va brusquement de l’avant, laissant dans le texte d’imperceptibles trous noirs, part d’ombre de ces personnages « normaux » et lieu de leur interaction. « Sa peau au grain serré de la soie se débarrassa du coton, petite culotte et socquettes dans un doux et léger frou-frou » : élégance brève et convention glamour conjuguées, jeu sur les silences, les accélérations inattendues, une psychologie volontairement extérieure, une incertitude sur le sens de cette histoire suscitent l’irrésistible désir de suivre jusqu’au bout Camille tout en suggérant que ce désir jamais ne sera assouvi, que nous serons laissés dans une distance frustrante et d’autant plus envoûtante.

Ecrivain des contours, Anthony Palou fait exister Camille en nous la faisant désirer. Façon élégante d’oser évoquer encore le pourquoi et le comment des mots les plus rabâchés : amour, passion, désir. Scotchés au destin de Camille, nous saisissons dans toutes leurs nuances les successions de malentendus, les compromis entre fantasme et réalité qui fabriquent du lien entre les êtres, mais aussi cette distance infinitésimale, non mesurable, cette alchimie silencieuse qui fait qu’à un moment donné tout explose. Ce presque rien qui transforme Camille, incarnation des conventions les plus fabriqués, et la rend profondément humaine.