Pourquoi lit-on si peu de littérature chinoise ? On se le demande vraiment, en découvrant avec bonheur Le Cheval de jade, quatre contes du XVIIe siècle écrits par un inconnu dont on ne connaît que le pseudonyme, Zhuoyuanting zhuren, le « Maître du pavillon où l’on discute des origines ». En refermant le livre, on comprend ce que la paresse intellectuelle et de vagues préjugés inavoués auraient pu nous faire manquer : un univers littéraire heureusement dépaysant et parfaitement accessible à un esprit occidental, un sens du récit digne des plus grands conteurs, un art consommé du dialogue, un mimétisme sensible aux détails, un indéniable sens de l’humour et un certain penchant pour le caustique et le scabreux.

Ce recueil de contes s’intitulait originellement La Coupe qui reflète le monde ; c’est dire que l’auteur avait choisi pour titre le nom d’un objet merveilleux et symbolique, dans le reflet duquel « on peut apprendre les événements du monde ». C’était là sans doute une manière de signifier l’omniscience du narrateur : d’un conte à l’autre, il se meut avec aisance dans la représentation de milieux différents (citadins ou campagnards) et brosse le portrait de personnages appartenant à des catégories sociales fort diverses : entre autres, des lettrés (jeunes, maladroits ou expérimentés), un « client-voyageur » (charlatan qui profite de l’ignorance des notables pour vivre en parasite chez eux), une courtisane et sa maquerelle de mère, des mandarins et autres sous-préfets, un ingénieux campagnard, d’honnêtes commerçants et femmes du peuple… Ce paysage littéraire est exotique -la langue l’est aussi : on découvre avec délices la merveilleuse poétique des textes chinois, ces tournures périphrastiques imagées si étrangères aux habitudes littéraires occidentales. Veut-on évoquer l’amour, on parle des « plaisirs des appartements intérieurs » ; le quartier des maisons de passe est désigné par « les venelles fleuries et les rues bordées de saules » ; si on veut dire d’une personne qu’elle est peu intelligente, on dit que c’est « une grenouille au fond du puits » (car celle-ci s’imagine que le ciel se réduit à la pastille bleue qu’elle voit au-dessus d’elle). Le lecteur néophyte bénéficie d’un avantage : sans connaître les expressions formulaires typiques de la littérature chinoise, il les lit au pied de la lettre et, en lieu et place du cliché, perçoit dans leur nudité les associations imagées qu’elles mettent en œuvre.

Le principe des quatre contes de Maître Zhuoyuan n’a en revanche rien d’exotique. Il s’apparente à celui qui animait la littérature française à la même époque : il s’agit d’instruire en divertissant, de formuler des « paroles justes », qui puissent néanmoins « réjouir l’oreille ». La finalité édifiante affichée, cependant, est largement dépassée par le plaisir de conter. La construction narrative, ingénieuse et efficace témoigne d’un sens littéraire accompli. Les spécialistes ont d’ailleurs vu dans ces contes un démantèlement du cadre formel du conte traditionnel, mais il n’est pas besoin de le savoir pour profiter pleinement de ces récits et suivre les aventures des personnages avec le même enthousiasme qu’en lisant Grimm ou Les Mille et Une Nuits. Le narrateur, qui intervient très librement dans le récit en s’adressant à son « cher lecteur », fait preuve d’une grande sensibilité dans la peinture des caractères mais démontre aussi qu’il sait user de toutes les cordes de l’humour : ironique, caustique, carrément scabreux, voire hautement burlesque (ainsi d’une étonnante scène d’onanisme, qui s’achève péniblement pour un cambrioleur, malheureusement placé sous la table où l’antihéros célébrait le mariage de « ce coquin de chauve » avec « les cinq grandes sœurs » !).

L’éventail des tons que manie l’auteur -drôle, cru, sage, ému ou sentencieux- est proprement étourdissant. L’humble chroniqueur qui signe modestement ici ne saurait trop engager les respectueux et honorables internautes à découvrir ce merveilleux antidote à la grisaille littéraire contemporaine.