Une émission débile sur une chaîne racoleuse : ce n’est a priori pas l’espace le plus évident pour mettre en scène une intrigue romanesque, aussi actuelle soit-elle, mais c’est pourtant celui qu’a choisi pour La Perruque de mon père l’Irlandaise Anne Enright (aucun rapport avec le poète anglais du même nom), dont la notoriété de ce côté de la Manche se limitait jusqu’à aujourd’hui à un recueil de nouvelles paru voici plus de huit ans (La Vierge de poche, Rivages) et à une contribution au curieux et plaisant roman collectif et national orchestré par son compatriote Dermot Bolger (Finbar’s Hotel, publié chez Losfeld l’année passée). Dans l’univers idiot et ultra-capitaliste de Question d’amour, talk-show crétinisant qui donne dans le sexe laborieux et la larme gluante, elle parvient, avec les moyens du bord, à construire un scénario étrange et décousu qu’on regarde se dérouler avec la passivité du lobotomisé moyen qu’on sonde dans les résultats d’audimat avant de constater qu’il y a derrière tout ça un projet littéraire bizarre, mais plutôt malin.

Bienvenue dans la vie de Grace, qui produit l’émission en question et lance chaque jour un œil blasé sur les résultats de la veille tout en se demandant comment faire plus : une vie que bouleverse passablement l’arrivée de Stephen, un ange authentique, qui s’incruste dans son quotidien et décide un beau jour de participer en personne à Question d’amour. La possibilité de résumer plus avant les conséquences de ces événements surnaturels semble exclue tant l’écrivain éclate le récit en une multitude de sketches sans autre rapport entre eux que celui d’arriver successivement comme un cheveu sur la soupe, ce qui justifie d’ailleurs le titre. La perruque du père de Grace, « pleine de cheveux raides, durs et morts », est en réalité l’un des objets incongrus sur lesquels zoome l’objectif nomade d’Anne Enright, qui écrit comme d’autres changent nerveusement de fréquence et fait de sa fiction décalée la métaphore d’une existence absurde : au fil de souvenirs en flash-back, de scènes familiales tragi-comiques (le portrait du père, souffrant de maladie d’Alzheimer, scotché devant son poste et lui balançant périodiquement de violents coups de canne, est assez saisissant) et de brainstormings cruels au bureau de la chaîne, la télé constitue le liant fragile d’un roman délibérément réalisé à coups d’à-peu-près, comme un écran mal réglé.

Parfois on rit, le plus souvent on se laisse projeter avec une légère stupeur dans les méandres insolites de cette fantaisie cathodique, sentimentale et familiale où la surprenante Irlandaise rappelle combien elle a été influencée par Harold Pinter et démontre à son tour un certain talent pour l’absurde. « Parfois elle essaye de faire le lien. Ca ne me dérange pas. Les liens n’ont aucune importance une fois qu’on est à l’antenne. »