Si la vie du plus grand poète portugais du siècle dernier fut relativement sobre en apparence, sa vie poétique et intérieure fut en revanche extraordinairement aventureuse. De sa biographie officielle, on retiendra qu’après une enfance studieuse et une éducation anglo-saxonne à Durban, dans une colonie d’Afrique, il s’installe à Lisbonne pour le restant de ses jours et y meurt d’alcoolisme chronique en 1935, après avoir monté sans grand succès plusieurs affaires commerciales pour subvenir à ses besoins, et vécu une unique et brève histoire d’amour avec Ofélia Queiroz, en deux temps. Comparée à celle d’autres grands noms de la littérature, son existence pourrait paraître assez fade, n’était sa vie occulte, intérieure et artistique. Grâce à la biographie d’Angel Crespo, Vies de Fernando Pessoa, sérieuse et documentée, on a pleinement accès à tout ce qui la constitue : son parcours dans le milieu littéraire de son temps est retracé, depuis le mouvement saudosismo qu’il rejoint avant de lancer le « paulisme » puis l’ »intersectionnisme » et le « sensationnisme » ; le scandale de sa revue Orpheu, puis la dizaine d’autres auxquelles il a collaboré, témoignent de son incroyable activisme littéraire. Plus intéressant encore : Angel Crespo nous fait pénétrer le mystère de son « drama em gente », c’est-à-dire dans le jeu hétéronymique qu’entretiendra Pessoa dans sa création. Signant ses premiers poèmes du nom d’Anon (abréviation anglaise d’anonyme) ou Alexander Search, Pessoa, possédé d’une véritable transe poétique, donne un jour naissance au personnage d’Alberto Caeiro, dont tous les autres hétéronymes seront les disciples (chacun ayant par ailleurs un état civil, une carrière et une histoire particulière).

Ce que ce livre met en valeur de manière stupéfiante, c’est la cohérence du délire pessoen. Ainsi, on voit comment le « drama em gente » avait pour but de réaliser la prophétie du « supra-camoens » qu’avait énoncé Pessoa dès le début de sa carrière, et qui devait relever la culture portugaise afin de préparer l’avènement du « Quint Empire », empire universel par lequel le Portugal exercerait une domination essentiellement culturelle. Ce mythe se nourrit du « sébastianisme », courant plus ésotérique que politique, fondé sur la croyance au retour du roi Sébastien, disparu au seizième siècle, qui devait redonner sa grandeur au Portugal. Cette dimension ésotérique, souvent controversée et incomprise, est indispensable pour comprendre l’œuvre de Pessoa, tant elle l’imprègne de bout en bout. Expert en astrologie ayant vécu des expériences de médiumnité et de vision astrale, passionné de théosophie, d’alchimie et de théories rosicruciennes, Pessoa a même rencontré à Lisbonne le fameux mage anglais Aleister Crowley. Cet aspect des choses éclaire le jeu hétéronymique (« Plus je sentirai comme diverses personnes, plus je serai analogue à Dieu »), l’atmosphère ésotérique de ses poèmes et sa promotion d’un paganisme supérieur. Et l’on ne pouvait sérieusement appréhender Pessoa, si on ne comprenait pas cela : l’accomplissement de la poésie portugaise moderne fut celle d’un initié raté.

Les Lettres d’amour à Fernando Pessoa d’Ofélia Queiroz, publiées par la même occasion (et qui font suite aux lettres de Pessoa à sa fiancée), n’intéresseront quant à elles que les inconditionnels du poète. Ofélia n’a en effet aucun talent littéraire particulier, son livre n’ayant donc de valeur que documentaire. Hormis sa méfiance envers Alvaro de Campos et l’intervention de celui-ci dans la correspondance, hormis également sa faculté très féminine d’empoisonner la relation amoureuse par son obsession du mariage (mais il est vrai qu’elle aime à une époque où la proximité est difficile hors du sacrement) et ses inquiétudes quant à l’alcoolisme de son amant et son éloignement, leur histoire amoureuse n’est pas excessivement mouvementée. Sans compter que les lettres d’amour finissent toujours par être cruellement ridicules et ennuyeuses lorsqu’elles ne nous sont pas adressées…