Le livre le plus drôle de l’année est une réédition : c’est dans les années 1880 qu’Alphonse Allais réalise, au terme d’un labeur « opiniâtre, d’insondables déboires et de luttes acharnées », une série de toiles géniales et hilarantes qu’il rassemblera par la suite dans cet Album primo-avrilesque qu’agrémentent deux préfaces et, en guise de conclusion musicale, la bouleversante partition d’une marche funèbre composée par ses soins pour  » les funérailles d’un grand homme sourd « . Tout cela a l’air absurde : ça l’est en effet complètement, et c’est justement ce qui en fait la valeur. Pour goûter toute la saveur de ce petit chef-d’oeuvre d’humour en couleurs, il faut se reporter à la brève postface explicative de Marc Partouche ou, encore mieux, à son excellente Ligne oubliée parue voici quelques mois chez le même éditeur, un brillant essai dans laquelle il retrace l’histoire de ces groupes artistiques dits « secondaires » qui, dans les souterrains de l’histoire de l’art officielle, sapent depuis le XIXe siècle les fondements de l’ordre social avec une irrévérence et un humour souvent irrésistibles. De Henry Mürger aux Zutistes, des Fumistes aux Incohérents, des Hydropathes à Charles Cros, d’Alphonse Allais à Jean-Pierre Brisset, d’Emile Goudeau à Erik Satie, des Hirsutes aux Surréalistes, l’arbre généalogique de ces groupes d’avant-garde et autres artistes lunaires plus ou moins notoires est touffu, imprévisible et truffé de surprises ou d’occasions d’éclater de rire ; l’admirable Allais y tient une bonne place, qui participa de près ou de loin à une grande partie de ce que la Troisième République enfanta de cercles loufoques et de manifestations artistiques invraisemblables.

C’est lors de la première exposition des Arts Incohérents (parodie délirante du Salon officiel, organisée dans la plus totale improvisation avant de s’institutionnaliser quelque peu l’année suivante), en 1882, qu’Allais tombe sur une toile de Paul Bilhaud (1854-1933) intitulée Combats de nègres dans une cave, pendant la nuit. Elle est entièrement noire et constitue l’une des pièces les plus réussies de ce rassemblement artistique hallucinant et anarchique dans lequel on trouve toutes sortes d’œuvres satiriques (on raille les vedettes de l’actualité, on détourne les faits divers, on se moque du scandale de Panama) et humoristiques (les tableaux célèbres des artistes « sérieux » de l’époque sont méthodiquement détournés), de toutes les formes (une toile de 1,80 mètres de haut et 10 centimètres de large signée Georges Moynet et représentant un verre de terre amoureux d’une étoile) et dans tous les styles. Pour Allais, la découverte de la monochromie est une quasi révélation (« ma destinée m’apparut brusquement en lettres de flamme », raconte-t-il avec humour dans sa préface) : il reprend le procédé à son compte et réalise en 1883 sa première oeuvre « d’artiste monochroïdal » : Première communion de jeunes filles chlorotiques par un temps de neige, constituée d’une simple feuille de bristol entièrement blanche. Il récidivera par la suite avec des monochromes rouge, bleu, vert, gris ou jaune dont, pour vous laisser le plaisir de la découverte et de l’hilarité, on ne révélera pas les titres désopilants. La même année, il rend également publique sa Marche funèbre composée pour les funérailles d’un grand homme sourd, un morceau à interpréter lento rigolando (sic) sans jouer aucune note puisque, comme chacun sait, « les grandes douleurs sont muettes ».

C’est une grosse décennie après seulement qu’Allais décidera de réunir ses peintures monochromes en album : l’objet paraît en 1897 chez l’éditeur Ollendorf sous le titre Album primo-avrilesque, dans un format « à l’italienne » (24 x 16 centimètres), avec sept aplats monochromes légendés de 14,5 x 7 centimètres chacun, le tout s’achevant sur la partition (vierge) de la Marche funèbre. Le tirage en est très limité, ce qui fait des exemplaires originaux des raretés bibliophiliques aujourd’hui introuvables et hors de prix (André Breton en avait un dans sa bibliothèque). Allais ne sera pas le seul à exploiter l’invention de Paul Bilhaud : le procédé est repris en 1910 par Emile Cohl, lequel intercale des scènes totalement monochromes dans un dessin animé intitulé Le Peintre néo-impressionniste (l’une est noire et représente des « nègres fabriquant du cirage sous un tunnel »). Et, bien sûr, il fera la fortune (notamment) d’un certain Yves Klein quelques décennies plus tard, même si, comme le souligne Denys Riout dans son livre La Peinture monochrome (cité par Partouche), « les admirateurs de Klein et de Ryman préfèrent jeter un voile pudique sur les monochromes comiques de la fin du XIXe siècle », ceux d’Alphonse Allais en tête. Yves Klein connaissait-il l’Album primo-avrilesque ? Il semble que oui, ainsi qu’on le découvre dans l’essai de Marc Partouche : Ben ayant un jour fait remarquer à Klein la profonde ressemblance entre son album Yves Peintures et celui d’Allais (même format, même procédé de fabrication), Klein aurait rétorqué que la différence entre eux était qu’Allais « n’avait pas assumé ». Parodie de la parodie, fumisterie sur fumisterie, génie dépassant le génie ? La question relève de l’histoire de l’art et de l’appréciation personnelle ; en attendant, la réédition de cet Album (et, dans le même mouvement, l’essai de Marc Partouche, qu’on lira comme une sorte de mode d’emploi encyclopédique et érudit dudit album), très rigoureusement réalisée (les monochromes sont reproduits par des papiers collés de différents grains et épaisseurs plutôt que par de simples aplats imprimés), s’avère rigoureusement indispensable à tout amateur de curiosités bibliophiliques et d’humour absurde.