« C’est arrivé au gré du courant, en ondulant, comme un entrelacs d’herbes. Elle était belle, d’une pâle beauté (…) et ressemblait à quelque superbe champignon d’eau blanc… » Avec cette image poétique d’un corps de femme à la dérive, c’est la mort qui ouvre l’histoire de Young Adam, et le terme « désagrégation » qui l’achève. Dans l’entre-deux, au fil d’une confession marine, le lecteur cherche qui sont les monstres et qui sont les hommes dans cette histoire où la bassesse côtoie la sensualité la plus barbare.

C’est certainement l’enjeu de l’écriture d’Alexander Trocchi que de nous mener, sans effort, de certitudes en doutes, au gré d’une narration aussi calme et fluide que le cours de la péniche entre Édimbourg et Glasgow. Pas de remous ni de coups de théâtre, simplement des aveux dont la portée est aussi lente et implacable que les cercles concentriques sur l’eau, quand on y jette un galet. Ses personnages, atypiques, jettent le malaise tout autant qu’ils fascinent et ravissent notre entendement.

Joe le marinier n’est qu’une voix portée par le désir, désir des femmes qu’il aime avec de puissants abdomens et « une chair d’une qualité opaque et épaisse », désir de fuite irrépressible ou incapacité d’agir et de s’impliquer, à tel point qu’au moment où une femme se noie sous ses yeux c’est toujours le même sentiment d’irréalité qui le submerge. Joe, c’est Lucky Luke moins l’efficacité, Humphrey Bogart sans le costume trois pièces, un homme au mutisme séduisant à qui les femmes pardonnent tout, pourvu qu’il reste. Toujours « sur la route » pour relier les deux bouts d’une terre, il perpétue la tradition des bourlingueurs à la Kerouac, même si ce ne sont pas les hurlements des chacals qui le suivent, mais le rire sinistre d’une hyène.

On lui en veut à cet homme en marge d’être aussi libre, irresponsable, nonchalant. Et puis finalement on en veut à ces femmes lourdes et collantes qui tentent de le clouer à la maison, avec leurs sarcasmes et leur vulgarité. Mais moins peut-être qu’à la justice écossaise et à l’opinion publique vorace qui veulent un vrai coupable, une arme et du sang, un vrai crime quoi. Comme si tout cadavre impliquait un meurtrier, comme si une société ne pouvait supporter l’affront d’une mort accidentelle, inexplicable, surtout quand le cadavre est en tenue très légère.

Voici un livre où la voix douce du narrateur, qui laisse parfois filtrer une détresse insupportable, rappelle combien la réalité, telle qu’on nous la donne à vivre, est à peine croyable : « Pipée, contrefaçon… J’eus l’impression qu’ils voulaient que les choses s’ajustent comme un homme veut croire en Dieu » s’insurge le narrateur – ou l’auteur, recherché par la police de New York et mort d’une overdose en 1984. Un homme « inajustable ».