En 1997, Baricco, avec son roman Soie, à peu près aussi épais qu’un livre de Bobin, avait largement conquis la critique et le public. Même si je n’avais pas été franchement convaincu quant au fond de l’histoire, son style délibérément artificiel laissait entrevoir un astucieux procédé narratif fondé sur la répétition et l’ineffable. Mais Baricco, à l’origine docteur en philosophie, est aussi piqué de musique. Publié en 1998, son essai L’Ame de Hegel et les vaches du Wisconsin est un pamphlet aussi brillant qu’agaçant. Sa condamnation systématique de la musique contemporaine et du XXe siècle est ainsi impossible à digérer. Il fait comme si depuis l’atonalité de la deuxième école de Vienne, rien ne s’était passé. Par ailleurs, sa préface se plaît à se protéger de tous les reproches en tant qu’il ne revendique rien d’autre que d’essayer de « penser la musique d’aujourd’hui » pour reprendre un titre de Pierre Boulez. Pourtant, au milieu de tout cela, Baricco tient aussi un propos original et novateur. Sa perception souvent juste du milieu musical classique et de son fonctionnement a fait mouche, déclenchant une véritable polémique en Italie. De même, sa réflexion sur la musique de Mahler et de Puccini est lumineuse. Mais la valeur du livre réside, à mon sens, dans son approche de l’interprétation musicale, ce qui nous amène directement à Constellations.

En effet, Baricco nous livre ici 3 textes qui ont pour origine ses travaux philosophiques sur l’herméneutique, ou dit autrement, la catégorie de l’interprétation. Marqués par les ouvrages de Derrida et Heidegger, ses textes forment une constellation du « possible de vérité ». Il n’y a en effet pas grand chose à voir a priori entre Mourir de rire (essai sur le caractère transcendantal du théâtre comique de Rossini), De la forme philosophique (à partir de quelques pages de Walter Benjamin) et Ecriture, Mémoire et interprétation (notes sur la théorie esthétique de T.W. Adorno). Sauf que Baricco envisage toujours sa réflexion suivant le problème de l’artificialité et de la vérité. Contempteur virulent de l’authenticité qui n’est en rien vérité (ce que tout historien s’applique à démontrer), il voit le tournant du siècle dans l’invention de la répétition, phénomène perçu par Benjamin à partir de son questionnement sur la photographie. A rebours d’une pensée conservatrice sur l’art, il voit le danger non pas dans les progrès techniques mais dans la perte d’une culture révolutionnaire. La répétition est une direction de l’avenir qu’il faut apprendre à penser. A partir de là, on peut commencer à comprendre le réel.

Car tel est le problème. Son essai sur Rossini (et Mozart), c’est cela avant tout. Bien sûr, les musicologues vont sauter au plafond. Que reste-t-il pour eux de la musique dans ces pages ? Baricco fait de l’opera buffa le moment où le désir et la communication se substituent au Héros et au Destin. Car « c’est à la construction du sujet (…) qu’œuvre l’opera buffa », sujet en tant que condition du réel. Or « le lieu du sens est le sujet en tant que lieu ». De fait, « le sujet fixe l’orientation de l’événementiel » et laisse le réel trouver un ordre et une loi propre. C’est à partir de sa réflexion sur les opéras de Mozart et de Rossini surtout, qui va au-delà du sujet, que Baricco démontre que l’artifice dans l’écriture offre une vérité. La vérité comme constellation en somme. C’est ce qu’il parvient à appréhender dans les philosophies d’Adorno et de Benjamin, disséquées ici avec le plus grand art. Si parfois on sent que son raisonnement se fait tortueux, dense, c’est pour mieux appeler à une fragilité de la pensée, à une tentative de vérité.