C’est d’abord l’histoire d’un jeune écrivain serbo-croate qui débarque chez l’Oncle Sam en 1992, à l’occasion d’un programme d’échanges culturels, et qui apprend à la télévision que Sarajevo est en état de siège. Il n’a pas encore trente ans, n’est pas encore célèbre et se retrouve prisonnier d’un pays et d’une ville (Chicago) dont il ne connaît pas la langue, en tout cas pas assez pour écrire : le jeune homme paumé mais volontaire (Aleksandar Hemon) se fixe un délai de cinq ans pour maîtriser l’anglais. Il ne lui en faudra finalement que trois pour s’estimer à même d’écrire une première fiction brève dans sa langue toute neuve, et pas beaucoup plus pour sortir un époustouflant recueil de nouvelles où il n’oublie pas d’être autre chose qu’un petit prodige linguistique.

The Question of Bruno (le public français a droit sur la couverture à De l’esprit chez les abrutis, certainement plus attrayant, et d’ailleurs extrait de la même nouvelle), enfilade de petits textes graves aux formes légères, constitue un kaléidoscope anarchique de sa vision du monde et de l’histoire, du passé yougoslave revisité au quotidien moderne d’un exilé anonyme et désargenté qui perd son job au fast-food du coin pour n’avoir pas su faire la différence entre deux feuilles de salades. On pourrait dire, sans vraiment mentir, que Hemon nous parle du trauma de la guerre, des difficultés de l’exil, d’un monde excessivement absurde où faire ses courses suppose de déjouer les plans d’un snipper embusqué sur le toit de l’immeuble d’en face et qui n’attend que vous, et de la genèse historique, tout au long du XXe, de la poudrière où il est né. Mais l’important, c’est la façon dont il en parle, cette manière épatante de noyer le pathos dans un océan de libertés formelles, profitant du fait qu’il écrit dans une langue qui n’est pas vraiment la sienne pour en faire tout ce qu’il veut ; Aleksandar Hemon est obsédé par des choses sinistres (l’espionnage, l’assassinat, l’exil, la guerre, la mort, Hitler, le communisme, la torture, Tito, Sarajevo) mais les exprime avec une sorte de détachement intuitif et enfantin, de liberté sans limite et d’humour pas tout à fait noir, bien que d’une profondeur impressionnante.

D’une prodigieuse inventivité narrative, ses histoires, petits détournements de l’Histoire, révèlent un styliste d’une singulière créativité, vite comparé à Nabokov par la critique américaine pour son usage impertinent d’une langue d’emprunt apprise sur le tard : on trouve là-dedans des photographies floues, des kilomètres de notes de bas de page, des paragraphes à l’antienne obsédante, d’autres numérotés, des intertitres… Chaque nouvelle contrebalance par son écriture originale et son ton décalé (innocent, badin ou humoristique) la tragédie qui s’y joue. De quoi est-il question ? D’un garçonnet auquel son oncle raconte comment on l’a torturé dans un camp stalinien, ou d’un type nommé Alphonse Kauders, qui offrit des chiots à Tito (Hemon en parle sans arrêt), désirait créer une bibliographie pornographique et badinait avec Goebbels. Des aventures aussi incompréhensibles qu’hilarantes d’un agent double dans les années trente ou de la dure vie en Amérique d’un jeune écrivain yougoslave, Josef Pronek (alias devinez qui). De ce que notre observateur émigré a pu voir ou apprendre d’un monde violent et complexe, en définitive un monde dont il adoucit la réalité dramatique par son humour irrésistible et son regard décalé -à moins qu’il ne s’agisse justement de mettre le drame en lumière. Dans les deux cas, Aleksandar Hemon s’impose avec ces premières fictions déjantées et tragiques comme un écrivain à suivre et un satiriste à lire dès maintenant.