Depuis la déflagration provoquée par Lanark, son gigantesque roman parodico-SF, on surveille avec attention la réapparition du nom d’Alasdair Gray, pilier du « Glasgow Group Writers Circle » (plus simplement appelé « Ecole de Glasgow »), rassemblement informel d’écrivains écossais qui, en quelques décennies, ont plus ou moins révolutionné le roman britannique en renversant consciencieusement les règles du genre (James Kelman et Tom Leonard étant les deux autres piliers du triumvirat fondateur). C’est ainsi qu’après s’être rué sur le délirant Faiseur d’histoires, récit d’anticipation politico-satirique traduit voici deux ans, on redécouvre Pauvres créatures, un roman traduit au début des années 1990 par Jean Pavans chez Rivages et plus ou moins oublié sur les étagères des bibliothèques depuis. Bien à tort : moins ambitieux que Lanark et moins délirant que Le Faiseur d’histoires, Pauvres créatures n’est ni moins drôle, ni moins surprenant ; son rythme haletant, son humour irrésistible et ses multiples niveaux de lecture en font même une introduction parfaite à l’univers très spécial de l’écrivain écossais. Faites simplement défiler les pages sous le pouce : vous prendrez toute la mesure de sa richesse (typo)graphique, de ses bizarreries formelles et de l’amour de l’auteur pour la gravure (il est aussi peintre décorateur pour le théâtre et professeur aux Beaux-Arts de Glasgow).

L’histoire ? Morbide, drolatique, gothique, comme un Frankenstein de Shelley survitaminé et légèrement bousculé. Godwin Baxter, anatomiste amateur cynique et vaguement dérangé, découvre dans une morgue le corps d’une morte (elle s’est suicidée) enceinte jusqu’au cou. Le démon de l’expérimentation scientifique se réveille en lui : il décide de prélever le cerveau du fœtus pour le transplanter dans le crâne de la morte, créant un hybride humain délicieusement naïf et surprenant, nourrisson dans un corps de femme. Il l’appelle Bella et l’observe grandir à vitesse accélérée : elle est magnifique et complètement innocente, pleine de charme et strictement imprévisible. Le narrateur, compagnon angoissé de Godwin Baxter et étudiant en médecine, en tombe amoureux sur le champ. Cette petite sotte ne trouve cependant rien de mieux à faire que de s’acoquiner avec une sombre brute nommée Duncan Wedderburn et à partir avec lui dans un long périple à travers l’Europe, expédiant à son inventeur et au narrateur des lettres incompréhensibles (elle n’écrit que les consonnes, comme les hébreux) pour les tenir informés de ses aventures. Las : sa spontanéité enfantine rend son amant complètement fou. On le comprend. Truffé de dessins médicaux, sautant sans cesse d’un registre à l’autre, doté d’une introduction et de  » notes critiques et historiques  » qui brouillent à la perfection la frontière entre fiction et réalité en donnant à l’histoire toutes les apparences de la vérité, Pauvres créatures tient tout à la fois du roman d’aventures kitsch, du pastiche des romans gothiques anglais de la grande époque et de la parodie scientifique. Le style impeccable d’Alasdair Gray et la profusion de surprises que réserve chacun de ses chapitres parachèvent le tableau et font de ce formidable texte un joyau d’humour et d’inventivité.