Alan Warner, l’écossais d’Oban, vit depuis plusieurs années entre l’Irlande et l’Espagne. De là vient sans doute l’inspiration de ce Dernier été de Manolo, sa première incursion loin de l’Ecosse et des grandes cités du Nord de la Grande-Bretagne, auxquelles se substitue une bourgade côtière, un lieu de villégiature, dans un pays qui a changé très (trop ?) vite et se place, malgré les signes contraires, sous le signe d’un inexorable déclin. Déclin des jours d’avant, des paysages ancestraux, d’un mode de vie traditionnel confronté aux réalités de la modernité. Déclin d’un homme, aussi : Manolo Follana apprend dans les premières pages du roman, de la bouche de son médecin et ami, qu’il a contracté ce qui ne sera nommé que comme  » la Maladie « , c’est-à-dire le sida. Le choc est brutal : Manolo décide d’attendre la mort, de laisser couler les jours. Mais en cherchant qui a bien pu lui transmettre le mal, il revient sur son passé, remonte le fil de son existence, dans ce qu’il appelle les « Notes préparatoire à [sa] notice nécrologique », comme pour une chronique de sa mort annoncée. Qu’il ne peut livrer à personne : il n’a plus de proches à qui raconter. Sur ces thèmes, la solitude, le passé, les angoisses mortifères, le temps béni de l’enfance, de l’adolescence, de l’insouciance, Warner juxtapose des scènes qui se répondent l’une l’autre, alterne souvenirs et quotidien, crée une chambre d’écho dans laquelle la mort vient se perdre, souvent sujette au rire ou à la dérision.

C’est son passé que Manolo Follana cherche à rattraper, ainsi qu’une forme de pureté, de virginité depuis longtemps disparue. Le personnage est odieux en même temps que pathétique, tristement humain, toujours à deux doigts de l’erreur quand il n’y sombre pas, porté par ses désirs, souvent inassouvis, ses frustrations, ses fantasmes. Une vraie caricature que ce riche designer solitaire, deux fois marié, à la peau délicate, allergique à tout ce qui n’est pas coton ou soie, fumeur de  » cigarettes nord-américaines pour filles « , redouté par ses employés, profondément hypocondriaque, maniaque, angoissé, égocentrique, égoïste, vaniteux, méprisant. C’est dire si l’homme a tout pour plaire. Quand il apprend sa « Maladie », passé le choc, il se lance dans une lente et insidieuse remise en question. Difficile à plus d’un titre : elle exige de lui qu’il revienne en arrière, sans concession, et dans le même temps, pour satisfaire à son incurable narcissisme, exigerait un auditoire. Or, Lolo Follana est seul dans son immense appartement des Phases Zone 1. Jusqu’à ce qu’il croise le chemin d’Ahmed, un sans-papiers échoué sur le rivage, rencontré sur la plage, dont il détruit le refuge dans une des caves de la résidence avant de lui prêter une chambre et d’en faire son confident discret, le dernier réceptacle pense-t-il de tous ses souvenirs, qui dès lors se déversent.

« Le bavard ne craint rien tant que la solitude. Pauvre Ahmed. J’étais son livre. Le destin de mon hôte consistait à être rejeté sur la côte au cours de mon propre naufrage, en acceptant avec patience les paroles de ma confession ». On revient avec Manolo sur les lieux de son enfance, aux grés des cafés qui jalonnent le front de mer, face à l’hôtel Imperial dans lequel il a grandi, sur les collines gangrènées par les constructions immobilières. On le suit, des années plus tôt, dans l’unique cinéma de la ville, sur la plage, dans les cimetières, sur le toit de l’hôtel avec son réservoir d’eau, comme une immense piscine privée, dans les couloirs de l’hôpital psychiatrique, ou seul, au milieu d’un terrain vague, à nourrir des chats errants. Manolo ne fait pas qu’un étalage de lieux. Il revient sur les femmes, bien sûr, qui ont croisé son parcours d’apprenti séducteur : deux amies silencieuses, vietnamiennes en vacances, une exubérante artiste venue de Budapest, une anglaise et la jeune-femme-qui-surveillait… Sans oublier ses deux épouses, Verona, la mathématicienne, et Aracelli, au destin tragique, les deux comme des ombres à ses côtés. Chaque chapitre porte le titre de ce qu’il décrit, donnant à l’ensemble un côté kaléidoscope où les lieux se mêlent aux gens pour portraiturer, jusque dans les plus petits détails, Manolo Follana en un tableau mouvant. Son existence relue à l’aune de la « Maladie » est une quête, celle d’un moment parfait, d’une femme, d’un mirage. A la fin, quand tout semble terminé, elle aboutit enfin dans l’embrasement de l’hôtel Imperial qui lui permet de devenir le sauveur discret qu’il a toujours rêvé d’être, parce qu’il connait les lieux mieux que personne, trouvant ainsi la rédemption qu’il cherche depuis le début.

Alan Warner raconte la mort, l’amour, l’enfance. Sans oublier d’instiller dans son texte ce qu’il faut d’ironie, de légèreté, d’humour noir, pour lui laisser prendre de l’ampleur, construire sa propre réalité. Après tout, puisque la mort rôde, il s’agit de donner du sens, de ne pas vivre en vain. C’est cette intention qui structure l’ensemble du roman. En exergue du Livre II, il cite Sainte Thérèse d’Avila : « Il n’y a rien en moi à quoi l’on puisse se fier ». Il n’y a pas grand-chose non plus en Manolo Follana. Sinon à sa parole, à la véracité crue de ses souvenirs, à leur intemporalité.