Une « kermesse médiévale, paillarde et lubrique comme dans un conte rabelaisien », patient et merveilleux « tableau d’un asile d’aliénés, peuplé d’octogénaires libidineux et de maniaques sexuels » : c’est ce dans quoi nous invite et nous plonge, cent soixante pages durant, la première partie de ce roman aussi tragique qu’excessif, tordu et insolite. Invité malgré lui dans la ronde infantile des prix automnaux (il était sur la liste du Médicis), Alain Fleischer signe avec cet éblouissant roman, plongé dans les brouillards d’une Europe centrale de conte fantastique, l’un de ces rares livres qui n’aient pas besoin des béquilles d’un prix littéraire pour rester ; après les récits étranges de La Femme qui avait deux bouches et le retour au roman (Quatre voyageurs, quatorze ans après l’inaugural Là pour Ca), l’écrivain poursuit son voyage sur les routes singulières d’une vieille Europe dont il déterre les richesses baroques et angoissantes, rallume les lumières froides et retrouve les plus grandes figures. Tout commence donc avec le voyage de noces de Peter et Marta, jeunes universitaires hongrois, dans une auberge retirée de Transylvanie : ils y découvrent une troupe d’artistes de cirque à la retraite et passent avec eux et leurs animaux (une ménagerie complète, pour le moins insolite sous ces latitudes) les plus merveilleux des moments. Dans « ce lieu où tout pouvait arriver » se libère et s’exalte en effet tout l’érotisme dont ils sont capables, leurs noces étranges se transformant en une indépassable et parfaite symphonie des désirs et du corps triomphants, aucune barrière ne résistant à cette course collective effrénée sur les chemins de l’amour et du plaisir. Les deux époux épuisent ainsi, durant ces deux intenses mois d’été, toute leur faculté de création et d’invention, atteignant un sommet après quoi rien n’est plus guère possible.

C’est alors que se ferme brutalement ce premier chapitre fabuleux et démesuré, le mari Peter cédant la place de narrateur à son beau-frère, Sandor. C’est à lui qu’il reviendra de conter l’étrange vie conjugale de Peter et Marta, conséquence absurde de ces quelques semaines frénétiques et extasiées : un invraisemblable rituel s’installe, chacun fuyant l’autre comme si rien ne pouvait succéder à ces jours inoubliables à « l’Auberge des Survivants ». Le couple devient trio, Sandor officiant malgré lui comme trait d’union entre ces époux qui, s’étant trop aimés pour pouvoir s’aimer encore autant, évitent désormais, avec force stratagèmes et raffinements, de se rencontrer. Choix absurde mais logique, qui conduira Sandor à finalement faire à sa propre soeur l’amour que son mari ne lui fait plus, confortant ses deux manipulateurs obtus et heureux dans leur ballet conjugal aberrant et magnifique. Alain Fleischer raconte cette folle histoire dans un style splendide et divers, changeant subtilement de ton dans chacune de ses trois parties, et ne se départissant jamais d’un humour noir et distancié ; il l’enrichit d’incessantes digressions érudites et de subtiles considérations sur le temps, coeur de cet épais et superbe texte – « cette relation imparfaite et douloureuse au temps dans lequel nous nageons est finalement ce qui constitue tout notre être dans sa lutte pour exister, toute notre personnalité dans son désir de s’épanouir, toute notre sensibilité dans son besoin d’aller à la rencontre de l’autre. Le temps nous emporte, mais il est notre juge. » Balloté à travers toute la palette des sentiments, on sort ébloui, repu et songeur de cette histoire démesurée, à la proportion du talent flamboyant d’Alain Fleischer.