L’affiche est presque trop belle. Alain Finkielkraut et Peter Sloterdijk, deux penseurs parmi les plus brillants de leur génération, échangent et partagent leurs points de vue sur la contemporanéité. On voit venir le coup et l’on se prend à se demander lequel des deux s’en sortira le mieux. L’un apparaît régulièrement dans les médias français et intervient sur à peu près tous les sujets possibles ; l’autre, après s’être involontairement et brutalement fait connaître du grand public, voit désormais sa popularité croître à vue d’oeil sur le sol hexagonal. Sous de tels auspices, la surprise qui attend le lecteur au bout de quelques pages est de taille : l’ouvrage frappe par sa cohérence, et si l’excellent travail éditorial permet de simuler la continuité d’une conversation qui s’est certainement étalée sur plusieurs mois, le dialogue des deux philosophes, construit et vivant, s’impose de lui-même. Surtout, il échappe à une quelconque exigence de formalité. D’un côté, Alain Finkielkraut et sa batterie de citations précises et calibrées, de l’autre, Peter Sloterdijk, son inégalable sens de l’humour et son art de la formule (« Avec des terroristes, on ne peut pas faire de stages en thérapie de groupe ») : la rencontre se révèle fructueuse, le propos se forgeant peu à peu autour de thématiques que l’on découvre communes aux deux interlocuteurs. Chacun laisse en outre entrevoir son cheminement personnel, entre anecdotes intimes et filiations assumées.

La seconde surprise que réserve Les Battements du monde, c’est sa densité. Le dialogue développe, sinon une problématique unique, du moins un souci constant d’exigence et de pertinence quant à son cheminement. Ainsi, les thèmes récurrents que sont l’antisémitisme, les conséquences de la démocratisation du luxe ou la détermination de l’âge adulte résonnent d’une intelligence nouvelle, d’une gravité voulue. Finkielkraut et Sloterdijk souhaitent « faire un travail de deuil de toutes les mythologies de la modernité », travail qui passe nécessairement par une réflexion sur l’Autre se distinguant des tendances actuelles. Deux penseurs sont ici régulièrement mobilisés : Emmanuel Levinas et Carl Schmitt. Levinas est à la base de cette volonté de repenser l’altérité selon les réelles exigences de la post-modernité, celles qui évitent les marécages de l’antiracisme de bon aloi et de l’égalitarisme à tout va. Schmitt, lui, apporte l’idée d’un autre comme ennemi, d’un autre véritablement autre et non plus assimilable comme identique. C’est sous cette double optique que sont traitées la question d’Israël et l’idée d’une nouvelle judéophobie, celle qui repose sur l’image du juif fort. « La tragédie de notre époque émane de cette apparition provocante, voire obscène, du juif non impuissant ». D’où la nécessité de repenser la catégorie de la victime. Comment prétendre « en même temps être superpuissance et supervictime » ? Une seule exigence doit dominer : le principe de réalité. Finkielkraut et Sloterdijk assument ce positionnement dans un « devenir sérieux ». Ils se situent, tous deux, dans une « guerre mondiale invisible et incomprise dont l’enjeu est le poids du monde : la guerre du léger contre le lourd ». C’est dans cette opposition que se joue, encore, le destin de l’Occident.