Un an après The Last of Us, nouvelle locomotive du blockbuster narratif, Wolfenstein revient et entend bien trouver sa place sur les rails de Naughty Dog. Pilotée par les suédois de Machine Games, soucieux, eux aussi, d’avoir une histoire à raconter, la résurrection du titre mythique d’id Software a quelque chose de paradoxale compte tenu qu’on a jamais vraiment joué à Wolfenstein pour suivre une intrigue, s’intéresser à des personnages, ou avoir un point de vue sur le monde. Wolfenstein c’est l’ancêtre connu du FPS, des couloirs, des flingues et des nazis, rien de métaphysique. Mais le jeu n’est pas un reboot, c’est une suite, logique donc de tracer une nouvelle ligne avec les acquis du temps. Puis son sous-titre, The New Order, donne le ton, avec tout le double sens de son récit uchronique voyant la victoire du Reich sur le monde. Relecture à peine cachée du Maître du haut château, le Wolfenstein nouveau est un jeu de science fiction. Et c’est la première bonne nouvelle. Celle qui montre les intentions, les idées, le brouillon, et faire dire: pourquoi pas ? Après tout, le jeu vidéo force toujours à voir ce qu’il n’est pas ou ce qu’il rêverait d’être.

Ainsi Machine Games rêvait de ressusciter l’âge d’or du FPS pour le combiner à son contraire, une écriture, de la mise en scène, des personnages, du sens, et même de l’amour. Un peu comme si, demain, le Street Fighter nouveau voulait devenir Fight Club. Compliqué. On sait comment Bioshock a eu du mal pour faire tenir ensemble l’action et l’histoire et donner du sens à l’une par l’autre. Finalement, c’est pire. Mais ce n’est pas très grave. The New Order échoue la plupart du temps à être le FPS qu’on rêvait qu’il soit, ou qu’il aurait dû être pour des personnages névrosés et ravagés par la guerre. Quelques soucis balistiques, des corps joliment animés mais criblés de balles tels des pantins, des ennemis à l’intelligence aléatoire et des séquences d’infiltration sans grande consistance, face à la concurrence, ce Wolfenstein 2014 rate un peu sa cible. Il manque de densité, de complexité, de chien. Machine Games veut conserver la nervosité et la souplesse des gunfight d’antan, sans jouer la vraisemblance, le réalisme, de ceux d’aujourd’hui. Un parti pris intéressant mais à moitié évident pour une intrigue qui multiplie les moments de sérieux et les laïus préoccupés sur l’effroyable machine nazie – avec même réminiscences border line des camps. Le jeu voudrait retrouver l’équilibre d’un Inglourious Basterds, être clair dans ses idées et décomplexé sur le ton ;  réenchanter un certain esprit d’exploitation qui combinerait id et Tarantino (nés simultanément comme quoi il n’y a pas de hasard), tout un installant par moment une vraie vision. En découle un certain bordel, un ensemble branlant, parfois contradictoire et qui, malgré des passages intenses dans quelques niveaux au design vertigineux (dont un copiant Uncharted 2), échoue à rendre son gameplay cohérent vis à vis de ce qu’il dépeint et voudrait raconter.

Que Wolfenstein soit un FPS moyen n’est pourtant pas un problème, à partir du moment où on considère le jeu dans son ensemble. C’est un peu la position obligatoire aujourd’hui face au blockbuster narratif, qui doit trouver sa place avec les mêmes objectifs que les canons hollywoodiens, d’où parfois surgissent de petits miracles. The New Order est d’abord passionnant comme jeu symptomatique, d’une tendance industrielle lourde, ces jeux maousses, à mi chemin des genres consensuels et d’expérimentations encore en travaux. Il est surtout fascinant pour ses tentatives de direction artistique, sa relecture du brutalisme (le mouvement architectural initié par Le Corbusier) et de Germania (la cité utopique d’Hitler), sur lesquels Machine Games s’est appuyé pour imaginer un futur alternatif tout de béton. Le studio allant jusqu’à théoriser et transformer la matière en motif et élément narratif. En ressort des décors d’une puissance anxiogène impressionnante. Des monuments d’architecture totalitaire et futuriste, où l’empreinte du rationalisme fou est partout sur chaque mur, dans chaque ligne, dans chaque espace alternant quadrillage oppressant et chaos ouvert. Combiné à ces lumières vaporeuses et froides qui font la quasi signature du jeu Suédois (on retrouve les mêmes chez Dice et Battlefield), l’ambiance du jeu est parfois aussi fascinante que les couvertures de romans SF des années 70. Lors d’un niveau lunaire, l’ambition du développeur à s’appuyer sur le genre monte d’un cran et l’uchronie touche pleinement à l’essence du mal nazi: sa cohabitation avec le développement industriel, scientifique, technologique. Le jeu dissémine partout cette idée, transformant sa traversée à la fois en périple baddass à Reich Land, et expérience de réalité historique parallèle.

Pas sûr qu’à une époque où les crispations idéologiques montent de partout le jeu tranche sur le but à ce recyclage du folklore nazi. Mais de Philip K. Dick au Douze salopards en passant par Günther Anders, il est possible aussi qu’au milieu de ce grand écart se trouve une vérité, et un regard, on ne peut plus limpide.