Après s’être penché sur les dilemmes moraux dans son troublant The Walking Dead, Telltale n’a pu s’empêcher de s’atteler à un autre pan de la psyché qui appelle le jugement : la justice. La lutte pour préserver un semblant d’humanité dans un monde qui s’est écroulé laisse sa place au récit d’une communauté à la recherche d’un justicier du vivre-ensemble dans The Wolf Among Us. L’enclave new-yorkaise poisseuse de FableTown où le shérif Bigby est censé faire régner l’ordre a connu des jours meilleurs. Sa noirceur hypnotique et ses rues plongées dans un clair-obscur violacé donnent le ton : la ville est minée par le vice, les habitants sont des icônes des contes de fée. Dans cette configuration qui lie l’urbain au mystique, au joueur d’enquêter sur les activités souterraines d’une communauté empreinte du merveilleux mais en proie au désenchantement si contemporain. The Wolf Among Us, c’est un peu un Twin Peaks citadin qui assume son paranormal. Un polar sévère sous LSD.

Il faudra alors faire ses choix, qui ont valeur de jugement de la part du garant de l’ordre. Or, FableTown est une société durement stratifiée qui cultive les liens de proximité. Dans ce cadre, Telltale veut nous interroger sur la justice : une justice de commodité fidèle au terrain, ou une justice des hommes cartésienne à tout prix ? Chaque décision oriente vers l’une ou l’autre des conceptions. Lorsque l’on choisit un unique dialogue, on porte un jugement sur l’entière structure de FableTown et sur la façon dont les choses doivent tourner. Faut-il tolérer les écarts dus au paupérisme du quartier et se mettre dans la poche quelques habitants ou suivre strictement les consignes et sanctionner en conséquence ? Tragiquement binaire, mais pragmatique.

La narration quoique parfois détachée vient ensuite donner du relief à l’intrigue en organisant habilement le passage de l’enquête, à la traque, puis au procès. The Wolf Among Us adopte dès lors une structure correspondante en entonnoir en purgeant peu à peu son gameplay au fil des épisodes : les phases de point’n’click disparaissent progressivement, les QTE deviennent seules maîtres à bord et les joutes verbales ressurgissent pour le climax de fin. De joueur on devient batteur, puis dialoguiste (ou avocat). Ainsi l’héritage Lucas Arts se dilue-t-il à mesure que Telltale trouve et polit sa propre formule, laquelle lorgne définitivement du côté du langage du petit écran. Dont on notera certains travers, comme le ventre mou des épisodes 2 et 3, symptôme du remplissage creux des séries qui fait tituber même les concepts les plus géniaux.

Maintenant, il est surtout frappant de constater à quel point la méthode Telltale instruit un sens de la justice à géométrie variable et de ce fait interfère avec la construction de son personnage principal. Le conflit qui oppose la bestialité viscérale de Bigby à sa rationalité n’excuse pas la remise en cause permanente de son idéal de justice qu’on a le loisir de construire au petit bonheur la chance à chaque dialogue. Contrairement au sens moral, plus intime et sujet à modification suite à une forte émotion, le sens de la justice sous-entend une certaine persistance qui permet d’administrer de manière équitable. Pourtant The Wolf Among Us avec sa liberté inconditionnée de choix laisse cumuler les incohérences comme d’innombrables caprices soumis à l’humeur du moment. Ce qu’envisage Telltale comme une marque de fabrique devient un handicap lorsque ce n’est pas taillé pour le propos. Difficile donc d’éprouver quelque attachement à l’égard de la coquille vide et décousue du héros, simple pantin sur lequel on calque notre inconstance, peu concernés que nous sommes par la tâche de rendre justice à un casting d’hypocrites qui cultivent les cadavres dans le placard.

Quand bien même le personnage de Blanche-Neige – qui assure le rôle de garde-fou du joueur – pousse ponctuellement à s’impliquer, donc à exercer avec intérêt et attention le rôle qui nous incombe, on se trouve d’un conformisme exaspérant. Même la scène finale qui rejoue d’intenses délibérations à la Douze hommes en colère en propulsant le joueur sur le banc des accusés (on notera cette obsession du bilan chez Telltale) ne parvient pas à émoustiller les sens ou à nous mettre en difficulté.

The Wolf Among Us agresse le joueur, tente de le déstabiliser, de le faire sortir de ses gonds. Seulement nos préconceptions de la justice sont rodées, ancrées profondément dans l’inconscient et ne peuvent être altérées que par de grands changements de société. Le manichéisme latent n’aidant pas, The Wolf Among Us devient alors malgré-lui une grille, certes infiniment séduisante, mais une grille tout de même, que l’on coche machinalement. On vise en permanence l’idéal démocratique, la concertation, le respect des fondamentaux (procès équitable, réduction de l’arbitraire), etc. Le plus révélateur étant sans doute le tableau qui expose les choix des joueurs une fois les épisodes finis : les majorités conformistes sont écrasantes…