Les passionnés de série télé le savent mieux que personne: ce qui compte n’est pas tant le spectacle de l’œuvre que l’absence qu’elle laisse derrière elle, ce moment où elle peut grandir en soi. Lorsque le temps agit, et qu’il raccroche ce qui sont désormais des souvenirs à une nouvelle compréhension du monde, quand entre chaque épisode passé dans l’attente du suivant, comme une fois délesté de la manette, notre vision bascule. Ce sont alors les battements d’un monde caché que l’on perçoit, et qui se dresse sous nos yeux pour signer sa propre grandeur. C’est à ce titre qu’il faut d’emblée le dire : The Walking Dead est un jeu immense et bouleversant; un de ces jeux pour lesquels il convient de détacher son regard pour tenter de comprendre ce qui s’y est joué précisément.

 

Dans The Walking Dead, c’est d’abord le serial et une logique de l’instant implacable qui est de mise. Fidèle à l’univers du comics et de la série télévisée éponyme, le jeu de Telltale Games se déploie sur cinq épisodes dont la particularité est de laisser au joueur le choix de multiples embranchements. Dérogeant à la pesanteur classique du point’n click, le jeu ne laisse d’ailleurs pas tant de choix au joueur qu’il l’y presse par un décret d’urgence. Chaque action, chaque dialogue important ne laisse en effet qu’un cours laps de temps pour répondre. Et si une telle cinétique relève de la tradition du serial, comme un grand rollercoaster lancé d’un rebondissement à l’autre, laissant des plages vides pour mieux marquer le ride suivant, elle comporte ici surtout une dimension éthique. Quelque chose qui aurait trait d’abord avec la common decency (l’on trouve une voiture vide abandonnée au milieu de la route; faut-il s’emparer des vivres à l’intérieur?), comme en témoigne les statistiques de tous les joueurs communiquées à la fin de chaque épisode, mais aussi avec le grégaire et les dilemmes les plus triviaux : va-t-on amputer un homme prisonnier d’un piège à loups sous la menace de zombies ? Abréger les souffrances d’une autre victime quitte à attirer l’attention sur soi ?

 

Si au final, il n’y a jamais aucun choix qui ne soit foncièrement bon ou mauvais, le plus important réside dans ce devoir d’agir auquel est constamment soumis le joueur. Le jeu fonctionne comme un traité appliqué d’éthique au nom de l’action, et dont on mesure les effets au regard des autres membres du groupe, de leur interprétation et de leurs sentiments. Selon que l’on tende la main vers celui qui nous menace, que l’on pardonne aux fautifs, ou que l’on cède au contraire à la vengeance, le jeu génère le vertige d’un monde qui pourrait radicalement basculer en un rien de temps, car il est réduit à très peu de choses: des alliés témoignant leur affection et leur confiance, des antagonistes méfiants ou égoïstes, et des êtres à protéger. Un domaine minuscule (concentré dans un motel, un train ou un van en marche) qui devient un monde entier, car autour, il n’y a rien d’autre qu’un espace temps indéfini où règne le zombie. Détaché de Romero et sa parabole capitaliste, le zombie porte dans le jeu (comme dans la série) cette logique apocalyptique de la fin ajournée duquel l’humain se détache en faisant résonner sa propre finitude. Dépassant l’obsession de survivre, il y a ici comme un leitmotiv de penser à mourir plutôt que de céder au devenir zombie, et l’espoir que tout cela ne dépende que de soi et de ses décisions, en dépit d’une situation qui ne peut qu’aller de mal en pis.

 

C’est alors une certaine déception qui prend effet lorsqu’on se rend compte que cet espoir se révèle illusoire. Il suffit de rejouer à The Walking Dead après l’avoir achevé, ou de tester différents embranchements, pour voir le récit inscrire toujours une trajectoire peu ou prou similaire malgré la variété des choix offerts. Mais si cette prise de conscience efface le brillant du maelström mondain que constitue toute première expérience de The Walking Dead, elle couronne sa grandeur véritable et son souffle spinozien: d’une part, le libre arbitre n’est en effet jamais qu’un masque, car le jeu du monde est déjà déterminé. Mais d’autre part si The Walking Dead peut se jouer du joueur et lui donner l’illusion d’un récit tracé par sa volonté propre, ce n’est pas tant en modifiant le récit qu’en investissant la propre psychologie du joueur et ses sentiments qui le teintent. Dès lors, ce n’est plus le monde qui s’infléchit mais sa propre perception, bifurquant lorsque l’on fait face à la culpabilité, au doute ou au remords.

 

Parmi toutes ces bifurcations sentimentales, il en est ainsi une plus belle que les autres, sublimée dans un final abyssal. Remontant le temps et tout ce qu’il a accompli lors d’un face à face vertigineux, le joueur se voit récapituler ses choix passés selon une perspective nouvelle qui révèle leur importance. Non parce qu’ils auraient pu modifier une issue à laquelle le jeu converge quoiqu’il en soit, mais parce qu’ils touchent à ce que l’expérience a de plus bouleversante : une rencontre. Une rencontre faite au début du jeu, avec une jeune fille, Clémentine, qui durant toute l’aventure il faut protéger, s’occuper, choisir d’être ou non sincère avec elle, prendre les meilleures décisions jusqu’à tout sacrifier. Le jeu rappelle alors toutes les erreurs éventuellement commises, toutes ces situations où l’on a mal agi par intérêt personnel ou par négligence. Mais il ajoute encore une chose: l’attachement infini de cette jeune fille à soi. Bien que tout ce soit déjà joué, c’est à ce moment que l’univers entier de The Walking Dead bascule, que ses orbites s’évanouissent et que le joueur se retrouve désormais repoussé de ses premiers centres d’attraction. Lorsque le monde, qui tournait autour de soi et du groupe, ne tourne plus qu’autour de Clémentine, le jeu s’achève par la grâce d’un renversement admirable et tient sa bifurcation finale, miracle scellant la beauté du jeu vidéo: celui de pouvoir distinguer encore dans ce monde dont on s’est éclipsé une trace de soi, perdue quelque part dans l’infini regard d’une jeune fille vers l’horizon.