En soumettant David Cage à la question à l’occasion de notre rencontre (lire notre entretien réalisé en octobre 1999), on sentait bien le responsable passionné, le créateur obnubilé par un projet longtemps ressassé. Car c’est bien le PDG de Quantic Dream l’initiateur de cet ambitieux projet « Omikron » (devenu, pour des raisons juridiques, The Nomad soul -Omikron est le nom, de fait déposé, d’une SSII). Visez donc un peu le scénario : vous êtes peinard derrière l’écran du micro lorsqu’un dénommé Kay’l vous explique qu’il vient d’un univers parallèle pour vous demander de l’aide. Quel genre d’aide ? Prendre possession de son corps et de son esprit pour rejoindre illico presto sa terre natale en danger. Autrement dit, s’y rendre virtuellement. Vous saisissez le concept ? Voilà qu’on nous implique comme jamais dans un jeu qui, du coup, n’en est plus vraiment un. D’autant que dans la machine, c’est tout un monde qui vous attend. La ville d’Omikron s’inspire à la fois de 1984 pour le contexte et de Blade runner pour les décors. Somptueux rendus graphiques étudiés dans les moindres détails. Un bémol tout de même s’agissant des personnages dont la représentation 3D est plus ou moins bien réussi. Un monde post-apocalyptique, avec ses coutumes, ses principes, sa technologie, ses codes, sa loi et son système politique orwellien-fascisant. Pour vivre sans dommage, il faut respecter à la lettre les féroces consignes de sécurité en vigueur et opter pour un mode de vie complètement ordinaire. Or justement, à moins de vouloir végéter parmi les morts, telles ne sont pas vos intentions.

C’est donc ici, dans une ruelle sombre, que vous débarquez sans rien connaître ni de votre identité, ni de votre rôle dans la mission « sauvetage de l’humanité » évoquée par celui dont vous venez tout juste d’investir l’enveloppe charnelle. Et la panoplie de flicaille en prime. Voilà, Kay’l est un flic, et déjà, si l’on peut dire, vous en savez beaucoup… Le temps de poser deux ou trois regards inquiets sur les parois bétonnées qui vous entourent et vous voilà déjà salement amoché par un alien. Coup de bol, un mécaguarde (les Robocops du coin) met fin à l’exaction alors que votre agresseur était sur le point de vous pomper l’esprit. Bonjour l’accueil ! Là commence véritablement l’aventure. Primo, rejoindre l’appartement de Kay’l où l’on découvrira, notamment, que notre homme a bon goût question femme. Deuzio, le centre de sécurité, soit votre lieu de travail supposé. Dans un premier temps, il s’agit de questionner vos proches, tout surpris de vous revoir, notez bien. Dès lors, vous apprenez que vous étiez en train d’enquêter sur une drôle d’affaire de tueur en série avec votre coéquipier, Den. Sans doute aviez-vous mis la main sur de sérieux indices puisqu’on a retrouvé ce dernier déchiqueté au sol et perdu votre signalement. En clair, on vous croyait mort, d’où l’étonnement général des collègues. Collègues -et supérieurs hiérarchiques- qui, vous le découvrirez assez vite, acceptent difficilement le fait de savoir que vous êtes toujours en vie… On s’arrête là pour la petite histoire car ce serait bien peu vous respecter, lecteur, que d’en dévoiler davantage. The Nomad soul se joue comme on plonge dans un bon livre ou dans un bon film, sauf que vous êtes ici au cœur de l’action. Dans les grandes lignes, le jeu est plutôt linéaire -il faut impérativement trouver les bons objets pour déclencher, dans l’ordre, les bonnes actions-, mais entre deux énigmes, vous êtes totalement libre de vous rendre où bon vous semble dans la ville, -ou de faire un peu de shopping : transcan, potion, médikit, arme, munitions, mana, etc. Par exemple, dans une salle de concert : comme convenu, on retrouve ici et là l’ami Bowie et son acolyte Reeves Gabrels (The Dreamers, un groupe non-homologué classé « subversif non conforme de Classe 3 par le ministère de l’Art »…), modélisés qui jouent « live » une série de morceaux spécialement concoctés pour le jeu. Avis aux amateurs…

Grande idée : les sliders. Vous pouvez certes vous déplacer à pinces, mais vu l’ampleur de la cité, mieux vaut user et abuser de ses taxis locaux pour se rendre à bon port. On les appelle par l’intermédiaire du Sneak, un terminal informatique à tout faire greffé dans l’avant-bras du porteur : fiche de personnage, état de santé, examen des objets trouvés et gestion de l’inventaire. Vous avez la possibilité de transporter jusqu’à 18 objets et de stocker le reste dans le Multiplan, sorte de placard virtuel accessible depuis plusieurs points. Ingénieux tout ça. Enfin, repérez les « incarnables ». Souvent, vous serez amené à prendre possession de nouveaux corps, soit parce qu’on vous fait la chasse et qu’il vaut mieux très vite changer d’apparence, soit parce que vous n’avez pas, a priori, les aptitudes requises pour effectuer certaines actions qui ne poseront aucun problème à un autre personnage. Kay’l, par exemple, n’est pas l’hôte idéal pour se fritter avec la populace. Ce cas de figure en vérité pour vous signaler la présence de jeux dans le jeu. En effet, dans les phases combat, The Nomad soul prend des allures de Street fighter. Dans les phases de shoot, la vue subjective prend le relais et le jeu se la joue Quake-like. Excellent ! Bien sûr, on n’est ni dans Soul calibur, ni dans Half life, mais rien de déshonorant.

Hélas, The Nomad soul n’est pas exempt de tous défauts, même si curieusement, ceux-ci n’esquintent pas trop l’intérêt du jeu. Les sauvegardes sont comptées, représentées par des anneaux magiques qu’on aura beaucoup de mal à dénicher au fur et à mesure que l’aventure progresse. Pourquoi diable avoir opter pour ce système exaspérant directement emprunté aux jeux console, type Resident evil ? Autre regret : Omikron est certes archi-peuplé, ça grouille dans tous les sens, mais bien peu nombreux sont les personnages avec lesquels on pourra entamer une discussion. Enormément de figurants donc, très peu d’acteurs, y compris parmi les clochards, les prostituées, les alcoolos de service, qui ne font malheureusement que partie intégrante du décor. Enfin, il faut mentionner également une certaine difficulté constatée dans le maniement du personnage incarné. La souris, le joystick ou les touches ne répondent pas toujours efficacement à l’appel et on se retrouve parfois coincé dans le coin de l’écran. Un problème, il est vrai, récurrent dans ce type de jeu.

N’empêche, Quantic Dream nous offre là un jeu inclassable, atypique et particulièrement prenant, qui ne manquera pas d’intriguer longtemps le joueur. Il ne nous en faut pas plus pour relever le défi, voire carrément passer ses vacances de fin d’année à Omikron. Bon plan pour éviter le barouf du réveillon de l’an 2000, non ?