C’est quoi, un grand jeu ? A la question, certains répondront Shenmue II, Ocarina of Time ou bien Shadow of the Colossus. D’autres que rien ne remplace un Street Fighter III Third Strike ou que depuis GTA plus rien n’est comme avant. Avec The Last Of Us, cette question, Naughty Dog se l’est posé tel un objectif initial : comment créer un grand jeu ? Et elle surprend un peu, car on sait depuis longtemps reconnaître au cinéma ou en littérature la prétention à la grande œuvre. Moins dans le petit monde du jeu vidéo qui par sa jeunesse rattrape toujours un peu son retard. Attendu comme le probable aboutissement d’un studio qui avec Uncharted 2 a redéfini sinon posé les canons du blockbuster, The Last of Us s’est pourtant très tôt annoncé comme un jeu marquant et ambitieux. Un jeu mature qui, avec ses airs de relecture bis de La Route, semblait vouloir fondre le concept d’Ico (la découverte de l’altérité) dans un monde post-apocalyptique rendu à la barbarie et autres mutants zombifiés. Mais à dire vrai, jusqu’à qu’on reçoive enfin le jeu, on ne se doutait pas à que point The Last of Us pouvait aller pour assumer cette volonté de faire œuvre. Le secret sur lui avait été bien gardé depuis le jour où on l’a découvert, et il a fallut une scène d’introduction aussi matricielle que définitive et bouleversante, pour se rendre compte à quel point Naughty Dog a bien fait de rester silencieux. Et aussi peut-être pourquoi The Last of Us a raté de peu la marche des grands jeux.

 

La génération de console des Xbox 360 et PlayStation 3 aura été synchrone d’une évolution du système pop culturel américain et plus particulièrement Hollywoodien. Cette évolution a fait émerger un certain sérieux, une prétention de maturité, un désir de gravité dans une auscultation du monde vu par l’intermédiaire de tous les objets de l’entertainment : films de genre, séries télé, ou encore comics, bien que ce dernier ne date pas d’hier et qu’il soit un levier décisif à ces bouleversements. Le jeu vidéo ne pouvait que prendre le pas, profitant simultanément d’un bon technologique rendant moins abstrait son rapport à la réalité. Depuis quelques années, on ne joue plus seulement, mais se raconte aussi des histoires, toujours en cherchant comment les combiner à des mécanismes de jeu. The Last of Us est né de ce contexte et n’aurait pu arriver avant. Il est emblématique des transformations de son médium et de son époque. Car si Naughty Dog profite des leçons de mise en scène apprises sur Uncharted, et plus particulièrement ici le second épisode, chapeauté par le même tandem (Neil Druckmann et Bruce Straley), il délaisse l’exotisme pulp et décontracté d’Indiana Jones, pour une prise de contact plus direct avec le monde et ses personnages. Le jeu vidéo a longtemps échoué a pénétrer voire même imaginer l’ambigüité psychologique de ses héros ; tout devait y être simple comme si la virtualité n’était pas un autre mode d’actualisation des émotions, des idées, de notre façon de voir et sentir les choses. The Last of Us balaie ces anciennes perspectives dont d’autres comme David Cage sont également obsédés, Heavy Rain n’étant pas sans lien avec le jeu de Naughty Dog. Il veut non seulement faire évoluer son médium sur la forme en respectant ses origines (la base, le jeu, jamais délaissé ici), mais en plus prétendre à porter un regard dont la gravité et la complexité serait la preuve de sa maturité.

 

Revenons à cette introduction. Impossible de complètement la dévoiler sous peine de trahir non pas ce qu’il faut découvrir, mais vivre. Tout ce qu’on peut dire en prenant quelques risques est que The Last of Us démarre sur un trauma. Et que ce trauma sert de point névralgique non seulement à l’ascension émotionnelle et narrative du jeu, mais aussi qu’il est pris en charge littéralement par le joueur. Pour que ceci fonctionne, Naughty Dog a compris vers où regarder et s’est demandé comment donner une suite à Ico. Une suite qui porterait un autre nom, dans un autre décor, avec tout le réalisme et les préoccupations de son temps – américaines de préférence. C’est là que le roman de McCarthy rentre en scène en même temps que la vision d’un pays angoissé qui, sur fond de crise économique, de terrorisme et de prédictions apocalyptiques, broie sérieusement du noir. Ico se demandait comment faire prendre conscience au joueur qu’un autre virtuel puisse exister à côté de lui. En le protégeant, en lui prenant la main, en le menant vers la sortie d’un grand château mystérieux et abstrait, il répondait avec autant de simplicité que de sensibilité à la question. The Last of Us démarre lui comme un négatif d’Ico, en se demandant comment inscrire dans tout le jeu la perte et la reconquête impossible de l’Autre (la meilleure réponse étant de le devenir). C’est là sans doute la plus belle et forte idée de Naughty Dog, The Last of Us est une histoire de deuil. Celui d’un père, figure par excellence de la transmission dans un monde sans avenir, à l’arrêt, figé. On en a peut-être trop dit, tant pis, The Last of Us est une histoire américaine et donc européenne où tout est déterminé par cette question : comment continuer l’Histoire après la catastrophe ?

 

Concrètement, The Last of Us est un périple. Celui d’un homme, la cinquantaine, buriné à mort par vingt ans de survie dans un monde post-apocalyptique, et de celle qui l’accompagne, une jeune adolescente qu’il doit mener à bon port. Le jeu est construit comme une traversée, une longue marche continue, rythmée seulement par les saisons, au travers d’un pays en ruines. Leur aventure se découpe entre de longues plages de solitude dans les décombres, et d’autres de pure survie, où il faut se battre, tuer ou éviter des ennemis, qu’ils soient zombies ou humains revenus à la barbarie. A l’errance se succède ces moments d’action reprenant et améliorant les mécanismes d’Uncharted (tir et infiltration), pour les radicaliser vers un réalisme espérant rendre plus cohérent l’ensemble vis-à-vis des ambitions narratives. On fait ici moins du paint ball qu’on se bat à mains nues ou retient son souffle pour ne pas se faire repérer, et chaque mort amène moins de gloire qu’une sensation désagréable de nécessité archaïque, bestiale, cette pure logique de survie dans laquelle le personnage principal s’est engouffré. Depuis Silent Hill 2, jamais tuer dans un jeu n’avait autant mis à mal les pulsions du joueur. A la différence qu’ici Naughty Dog est lucide. Tout se joue désormais délibérément, s’inscrit dans une volonté narrative cohérente, et on ne se demande plus pourquoi tuer tel un joueur face à son miroir, mais qu’est-ce que cela signifie dans le cadre d’une histoire et d’un personnage par rapport à une vision du monde. Si le jeu vidéo est une expérience psychanalytique, dans The Last of Us celle-ci passe par un médiateur (le héros), et ça change tout. Car plus l’aventure avance, et plus la folie meurtrière progresse, poussant le joueur à sortir de sa zone de confort, l’obligeant à être le bras armé d’une violence inouïe qui rarement, dans un jeu vidéo, ne s’est autant retournée sur elle-même au point de créer le malaise.

 

Il y a quelque chose de l’échappée, de la fuite en avant dans The Last of Us. Et cette peinture d’une violence désespérée sans cesse en prise avec son personnage, peinture qui passe par une écriture assez fine puisqu’elle repose continuellement sur l’expérience de jeu, s’articule avec le monde qu’il met en scène. Les plus beaux moments sont ainsi ceux d’errance invitant à traverser des espaces vides, ou plutôt vidés, abandonnés, laissés en désordre par des habitants partis trop vite et dont ne voit jamais la trace. Il y a là comme un retour fascinant à la poésie fantomatique des ruines des films de Romero. Au début, dans une première partie du jeu nettement en deçà de la seconde, on croit percevoir trop de linéarité, un enchaînement sans profondeur d’espaces où collecter des items entre deux scènes plus intense d’action avec trop de personnages déconnectés les uns des autres. Puis, après un second temps magistral où de rencontres en événements, le jeu gagne toujours plus en ambigüité morale et complexité émotionnelle, cette balade dans les décombres d’une Amérique suspendue, à l’humanité morte, au futur impossible et forçant à l’animalité pour survivre, résonne alors non plus comme un décor, mais une authentique vision branchée sur nos peurs les plus intimes et collectives. Qu’elle soit connue du cinéma entame évidemment un peu son amplitude. Comme toujours le jeu vidéo passe après et achète son intelligence en recyclant celle des autres. Pourtant, si les limites à la grandeur de The Last of Us se trouvent là, dans sa volonté surlignée de faire œuvre par la gravité, comme si celle-ci était garante de vérité, le jeu n’en est pas moins un moment marquant par ces moyens mêmes.

 

Le souci de pousser plus loin, d’oser travailler la question du deuil, de la fin de l’humanité, de la transmission, de l’amour dans un monde sauvage et sans illusion ; de le traiter comme un récit initiatique où renversant encore une fois Ico, on ne protège plus l’Autre, mais lui apprend à se défendre en le contaminant par sa propre violence, peu de jeux on su s’aventurer sur ces territoires escarpés. Mais The Last of Us va même plus loin en forçant son joueur à s’interroger sur ses actes sans pour autant lui offrir un quelconque moyen de trancher dessus, ni une quelconque réponse tout court (La violence pour répondre à la barbarie serait-elle la seule issue ? Est-ce le sort immuable de l’Amérique ? Quel intérêt faut-il d’abord primer, individuel ou collectif ?). La manœuvre, quoiqu’assez peu rigoureusement morale, sert encore cette ambition moderne qui croit voir dans l’ambigüité et la noirceur un surplus de vraisemblance. On dira ce qu’on voudra sur cet aspect, le fait qu’il devienne jouable, en passant par des moyens plus subtils que tous ceux d’Heavy Rain quoique moins forts que ceux de Walking Dead, fait de The Last of Us un jeu événement. Naughty Dog a suivi les enseignements de Steven Spielberg, son mentor inavoué, pour amener le blockbuster vidéo-ludique vers des zones d’ombre dont d’ordinaire il se sert comme d’un pur opportunisme sans conséquences. On pourra toujours ne pas céder à son procédé comme on pouvait mégoter sur Bioshock Infinite. Sa cohérence imperturbable et sa capacité à porter, même après d’autres, un véritable regard sur l’Amérique et le monde, en font un moment puissant et inoubliable où plus que jamais le jeu vidéo se soucie de ce qui l’excède. 

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