La guerre spatiale a de beaux jours derrière elle. Songez : la grande chasse aux sorcières rouges des fifties aura outre-Atlantique occupé les neurones de la plupart des scénaristes. Quel rapport ? L’ »esprit pionnier ». Celui-là même au nom duquel on génocida sans arrière-pensées l’essentiel des cultures indiennes au xixe, histoire de civiliser l’Ouest sauvage. De même, c’est bien d’ »esprit pionnier » qu’il s’agit lorsqu’il est question de marcher sur la Lune, de coloniser Mars et toutes ces sortes de choses. On remarque alors une évidence : le pionnier ne s’épanouit que dans l’adversité. Le milieu doit être hostile, la nature peu fréquentable et l’autochtone vaguement terrifiant. Le cas des Etats-Unis post WW2 est à ce titre édifiant : le défilé de longs métrages science-fictionnisés aura finalement fait office de catharsis décontractante en pleine guerre froide : l’alien symbolise évidemment l’ »autre » (communiste / rouge / trotskyste / noir / jaune / différent / pas pareil). Ainsi, le film de genre US rempli à ras bords de belliqueux aliens aura subjugué et rassuré des générations entières d’hommes très libres et très égaux. La répugnante menace fut maintes fois éradiquée, quelle que soit la difficulté de l’entreprise. De Planète interdite à L’Invasion des profanateurs de sépultures, le bien triomphe. Au même moment, au Japon, c’est Godzilla et ses succédanés qui exorciseront la terreur nucléaire. Chacun ses cauchemars. Aux Etats-Unis, c’est le communiste qui fait flipper. Il est pourtant délicat de nommément le citer, tant les relations Est-Ouest prennent à l’époque des allures de guerre des nerfs thermonucléaire. Le cinéma de genre pratiquera la métaphore, et le dangereux « autre » se verra doté de tentacules verdâtres et d’un faciès décourageant les plus ouverts. L’alien est fourbe, bien entendu. Il est même là pour faire frémir. Dès lors, parabole grandeur nature d’une sauvage mais bien réelle chasse à l’autre, la science-fiction d’après-guerre fait frémir le bon peuple. Comment ne pas percevoir, en filigrane, cette primale peur panique justifiant à elle seule les postulats les plus réactionnaires ?

« Le barbare, c’est celui qui croit à la barbarie », assénait Levi Strauss, qui n’était pas le dernier lorsqu’il s’agissait de pointer du doigt l’ethnocentrisme mal avisé. Barbare, soit, mais personne n’est parfait… Chris et Erin Roberts, par exemple, sont américains. Il est donc logique qu’ils soient frappés dès leur plus jeune âge par l’ »esprit pionnier » évoqué plus haut. Pourtant, Chris et Erin Roberts ne sont pas cinéastes (le calamiteux Wing commander, le film, l’aura l’an passé démontré aux quelques téméraires ayant payé leur billet). Pis, ils ont atteint l’âge de raison en plein dégel Est-Ouest et lancent la saga Wing commander. Au cœur du concept : un simulateur de vol spatial haut de gamme et luxueux pour l’époque. Bien entendu, les Roberts Bros y vont de leurs aliens à eux : les Kilrathis, sortes de fauves de l’espace dotés de grandes dents, rugissant de plaisir dès qu’ils abattent un chasseur terrien. Des aliens de la pire engeance. L’ensemble fait preuve d’un manichéisme que l’on aurait cru disparu depuis les sixties : comparé à l’univers de la série Wing commander, la trilogie de Lucas tient du subtil drame psychologique.

Le décor est planté. En une demi-douzaine d’opus, la série des Wing commander réussit le contre-exploit d’améliorer continuellement le moteur graphique et la jouabilité sans toucher une seule seconde au concept originel. Chaque Wing co, toujours plus reluisant, n’en finit plus de ressasser les mêmes missions, les mêmes intrigues à deux balles et les mêmes rebondissements pour trisomiques avancés (« Quoi John est un traître ? Mais… mais, comment se peut-il être ? Car il est des nôtres, ne trouves-tu pas, Jim ? »). Mais les ventes suivent et les frères Roberts se délectent en chœur. Pour eux, le problème est ailleurs : on ne sait bientôt plus vers qui se tourner pour trouver de l’alien à exterminer. Il faut se rendre à l’évidence : la galaxie est nettoyée.

Entre-temps, les frères Roberts ont monté leur propre studio, Digital Anvil, et ont choisi de migrer vers Microsoft, un petit éditeur bien décidé à laisser s’exprimer le génie créatif des deux compères. Fruit de longues heures de brainstorming, voici venu Starlancer, un simulateur de vol spatial orienté action n’ayant bien entendu aucun rapport avec Wing commander. Bien sûr, les mauvais esprits objecteront que le principe fondateur est le même : « Hep toi là-bas, monte donc dans ce chasseur pour blaster de l’ennemi très méchant et subversif, tu seras gentil … » Soit. Mais les frères Roberts ont eu la géniale idée de nous ressortir l’ennemi rouge. Résumons. Nous sommes au xxie siècle, en plein conflit… Est-Ouest. Diable. D’un côté, nous -les vaillants pionniers, donc-, de l’autre des communistes rouges sans aucun respect pour nos valeurs (lever les yeux vers le ciel, poing sur la poitrine, en entonnant mezzo voce l’hymne de l’alliance Ouest…).

Résultat : Starlancer est un produit phénoménal car ambivalent. D’une part le jeu est somptueux et nerveux à souhait, d’autre part la chose est déconcertante de naïveté. On songe au cocasse Independance day tant aucun des poncifs ne nous est épargné. Il est question de se battre pour la liberté, contre l’agresseur. On évoque Pearl Harbor lorsque d’emblée les forces de la Coalition (les « autres ») lancent une attaque surprise. De briefing en briefing, Starlancer nous propulse dans le plus pontifiant des scenarii. Parfaitement premier degré, Starlancer ferait sourire, s’il ne traînait pas derrière lui 50 ans de propagande. La naïveté se fait impardonnable et l’on diagnostique au mieux une absence totale de recul que l’on croyait enterrée par le très caustique Starship troopers de Paul Verhoven. De quoi gâcher l’excellence technique du produit. Car le cœur du jeu est une réussite totale. Starlancer a tout du blockbuster imparable, malgré ses clichés éhontés : réalisation impeccable, déluge d’effets, action immédiate. Il sera donc possible de prendre un certain plaisir aux commandes, à condition de laisser ses neurones en alerte et d’inventer le second degré qui manque si cruellement à ce nanar de luxe. On choisira néanmoins et en désespoir de cause de fustiger une dernière fois l’immobilisme conceptuel et la complaisance hollywoodienne -de quoi les comparer à Joel Silver- dont font preuve les Roberts. Puis on quittera Starlancer, en hésitant entre sourire compatissant et soupir de lassitude.