On voit parfois des choses singulières dans les RPGs japonais. Singulières et pourtant parfaitement courantes, voire largement répandues. Plus grave, il ne viendrait quasiment à personne l’idée de les contester. Un exemple concret, pris au hasard : je suis dans le petit cockpit de mon vaisseau qui vient juste de s’écraser sur une planète à peine civilisée, un espace minuscule, exigu, qui ne possède qu’une seule issue. Je discute avec mes deux compagnons de route de ce qu’il conviendrait de faire pour se sortir de cette situation embarrassante, rester à l’intérieur, ou sortir, mais ça papote aussi de tout et de rien, de choses qui sont largement à la portée des personnages de sitcom AB, limite conversation de cafét’. C’est long. Très long. Le dialoguiste de RPG est sans doute payé au nombre de signes, on ne voit pas d’autres explications. Pendant ce temps, j’appuie mollement sur la touche X, pour faire passer les dialogues, il n’y a strictement rien d’autre à faire à part griller une clope ou descendre les poubelles. Vingt minutes plus tard, les palabres s’arrêtent, je me réveille, et je reprends le contrôle de mon personnage. Attention. Ca ne va pas durer plus de quelques micro-secondes. Je sors rapidement du vaisseau, tombe sur quelques indigènes méfiants qui n’ont nullement l’intention de nous laisser nous promener en toute liberté. Il va falloir négocier. Et c’est reparti pour une petite heure de blabla.

Il y a quelque chose qui m’échappe : à quoi peuvent bien servir ces quelques secondes durant lesquelles j’ai pu récupérer le contrôle de mon personnage ? Non, franchement, c’est un mystère. Ca n’est pas comme si j’avais le moindre choix dans mes actions. Je ne peux que sortir du vaisseau, point. Alors pourquoi nous offrir cette transition entre deux scènes cinématiques ? Peut-être pour rappeler au joueur qu’il joue bien à un jeu vidéo, tout simplement. C’est un peu idiot parce que ça n’était pas forcément nécessaire. Que le RPG japonais soit un genre narratif –surtout depuis ces dernières années-, ça ne fait aucun doute. On ne va pas se lancer à nouveau dans l’éternel débat, « pour ou contre la sur-scénarisation du jeu vidéo ? ». J’ai mis de l’eau dans mon vin à ce sujet, même si Metal gear solid m’emmerde, même si les intrigues tordues des Silent Hill m’indiffèrent de plus en plus, même si je serais bien incapable de résumer l’histoire de bon nombre de jeux pourtant réputés pour la qualité de leur scénario. Le RPG japonais est bavard, c’est un fait, acceptons-le une bonne fois pour toutes. Bien qu’il n’ait pas toujours grand chose de neuf ou de fascinant à dire, on ne tombe pas tous les jours sur un Xenogears.

Cette soumission à la narration a sans doute énormément aidé le RPG japonais à se faire une image peu flatteuse de genre ultra-conservateur, engoncé dans ses propres gimmicks. Pas faux. Le RPG japonais est un carcan, mais un carcan bouillonnant et débordant d’idées. Star ocean 3, le RPG de Tri-Ace, démontre brillamment ce paradoxe. C’est un jeu un brin poseur qui prend son temps, qui se laisse désirer en prenant le joueur à revers. Star ocean 3 débute d’ailleurs par un mensonge –une somptueuse intro futuriste en total désaccord avec l’extrême classicisme medieval-fantasy du titre- et une provocation, sans doute inconsciente : un dialogue entre deux ados, une jeune fille reprochant à son petit ami de trop jouer aux jeux vidéo. C’est tout de même hallucinant. On vient à peine de se mettre en bouche et le jeu nous fait déjà plus ou moins implicitement la morale. « Turn the damn console off right now », depuis le final péteux et abyssal de Metal gear solid 2, on n’avait jamais revu ça. Les géniteurs de Star ocean 3 essaieraient-ils de faire passer un plaidoyer subliminal pour un genre qui flirte souvent dangereusement avec le cinéma bêtement interactif ? Probablement pas. Parce qu’il y a quelque chose de solide derrière les interminables litanies de Star ocean 3, un véritable jeu, mûrement réfléchi, assez difficile d’accès pour le commun des mortels. Le système de combat, par exemple, habile mélange entre le hack’n’slash le plus violent et le tactical-RPG un peu plus réflexif, demande un certain temps avant de se laisser dompter. Et certains aspects du jeu, comme les inventions d’objets, restent assez abscons, même au bout de plusieurs dizaines d’heures de jeu. Star ocean 3 est en effet complexe, parfois difficile, et met souvent le joueur à mal de façon très abrupte, sans aucune concession. Il laissera sans doute de nombreux gamers sur le bord du chemin, ceux qui n’auront pas la patience d’attendre la quinzaine d’heures nécessaires pour que le jeu se décide enfin à décoller, ou qui baisseront les bras au moindre pic de difficulté. Comparé aux séries les plus populaires en Europe, Star ocean 3 ferait presque figure d’ascèse dans laquelle le plaisir ne passe ni par l’identification à des personnages charismatiques, ni par des environnements enchanteurs et baroques, ni par une intrigue originale et poussée… mais par un gameplay fouillé, évolutif, et quelques intenses montées d’adrénaline. Privé du désir d’en voir toujours plus du côté de l’épate visuelle, le joueur se concentre donc sur l’essentiel : s’investir peu à peu dans un système de jeu qui dévoile ses richesses progressivement. Et c’est là le plus grand mérite de Tri-Ace, celui d’être parvenu à pourvoir ce RPG un peu grisâtre, un peu rond-de-cuir, de ce qui constitue l’atout majeur d’un genre aussi agaçant que fascinant : le plaisir de la découverte perpétuellement renouvelé.