En 1968 on écoutait les Rolling Stones, et le rock’n roll allait changer le monde. En 2013 on joue à Saints Row 4, et il ne reste de la jeunesse rebelle qu’un mythe en déconfiture. Ainsi la saga de Volition continue son ascension, un mois avant la sortie du nouvel épisode de Rockstar (comme par hasard), pour rappeler à qui l’aurait oublié ce qu’est un vrai GTA like. Autrement dit un vrai jeu punk et décomplexé qui n’en aurait, vraiment, rien à foutre de rien, et surtout pas de capitaliser sur cette identité. Ironiquement, c’est en allant piquer à Matrix son univers que Saints Row se prête à la parodie et souligne, malgré lui, l’inconséquence de sa posture anarchiste. Car l’air est connu : Saints Row aurait gardé l’esprit d’origine de GTA. Il n’aurait pas plié sur le joyeux bordel, et serait resté ce sale gosse, mal élevé, combinant le mauvais goût à un laxisme obligatoire, sous prétexte de donner le plus de liberté possible au joueur. Que ceci s’organise désormais dans un sous Matrix (le monde est une création virtuelle d’un vilain alien) est une drôle de pirouette, en terme de crypto-analyse : puisque le monde du jeu est virtuel, tout est doublement permis, pas seulement de voler ou faire des bonds à la hauteur d’un building (ce qu’on préfère dans ce quatrième épisode), mais détruire tout ce qui passe, tuer arbitrairement des piétons, envoyer les voitures en l’air et les rattraper au vol, sans que la police ne soit plus une menace. Jamais l’absence de règles n’a été aussi justifiée et systématisée. Jamais casser le jouet n’a été aussi permis et cadré avec la mise en abîme du : tout est faux, voire encore plus faux, alors lâchez vous ! Derrière l’écran chacun sait bien que la vie n’est pas un jeu vidéo.

 

Mais tout ça suffit-il à faire un bon jeu ? Rempli à la gorge de sous-missions et de pouvoirs à upgrader, d’armes, costumes et véhicules à collectionner, de potes à sauver puis entraîner avec soi dans l’action, on ne peut pas dire que Saints Row 4 manque de contenu, et donc de quoi faire. Il ne néglige pas non plus l’éternel humour qui tâche, et encore moins les clins d’œil poussifs mais drôles, parfois (la parodie de Metal Gear, moins celle de Tron). Reste à savoir si tout ça est vraiment amusant, là, maintenant, en 2013. Si on lui ôte ses airs de Crackdown mâtiné d’Infamous, ou en partie à cause de ça, Saints Row 4 pousse tellement le GTA like dans ses retranchements libertaires, qu’il débouche sur un certain je m’en foutisme. La surpuissance du personnage, dans ses déplacements, moins les combats, rend l’espace totalement dérisoire. On se demande pourquoi Volition fait encore circuler piétons et voitures, ils ne sont plus que les vagues éléments d’un décor qui n’a plus de sens (on peut voler, à quoi bon piquer une caisse ?), puisque donné comme faux autant par l’intrigue, que le gameplay ultra permissif. Cette abstraction croissante de la série n’a peut-être jamais autant renvoyé un monde ouvert à son principe de bac à sable. Si cette idée de réflexivité appuyée par la référence à Matrix est séduisante, on doit reconnaître se sentir peu concerné par ce qui se passe à l’écran, surtout une fois fait le tour des nouveaux pouvoirs. Tout dans Saints Row 4, malgré les missions a enchaîner (rarement passionnantes), le scénario qui ne cesse de se déployer (sympathique au début, assez bourratif ensuite), ouvre à un grand désœuvrement. Cela pourrait être aussi sa réussite que d’avoir su finalement renvoyer le joueur de Saints Row, lui aussi peut-être blasé, à sa propre condition, en lui donnant des moyens démesurés. Sauf que ce jeu de miroir en forme d’escalade pour combattre l’errance irrévérencieuse finit par trouver ses limites. Au bout de quelques heures à réduire toujours plus la ville à force de courses supersoniques ou bonds vertigineux, l’espace ne cesse de rétrécir et tuer l’exploration. Laissant le joueur à sa solitude, plus que jamais désœuvré.

 

Avec son héros vedette reconverti en président des États Unis plus débile que celui d’Independance Day, le jeu semble pourtant vouloir faire triompher la satire en tirant avec les boulets de MAD ou d’un Funny or Die. On pourrait y voir une nouvelle démonstration de caricature, plus franche, plus assumée, plus folle, que Rockstar s’habillant d’un certain sérieux sur GTAIV ; une manière aussi de revenir encore aux sources dont l’autre se serait écarté. Sauf qu’à tirer sans arrêt sur la corde du permissif, de le mettre en scène, de donner des coups de coudes d’un air de dire « on est con, fier de l’être mais lucide, regarde», il se dégage au bout de l’aventure une vacuité qui ne pouvait être que la conclusion d’un jeu sanctifiant aussi fort son joyeux bordel – un bordel tellement auto-proclamé et passé au Stabilo qu’il n’a plus grand chose contre lequel s’opposer. A force de se vouloir le mètre étalon cool et lol des jeux bêtes et méchants ; de prétendre casser les règles sans proposer autre chose à la place qu’un pot pourri balisé de gameplay, Saints Row n’a plus de rebelle que son étiquette de sale gosse aux couleurs criardes. La chose conserve évidemment un certain charme, et on y revient car on ne crache jamais complètement sur la junk food. Mais en constatant que si l’insolence s’est réfugiée aujourd’hui dans un tel jeu, on comprend pourquoi certains hurlent encore à la mort du rock’n roll, et que changer le monde est devenu un truc ringard. Si on a vu pire défouloir, pour le bras d’honneur aux conventions, du monde comme du jeu vidéo, c’est cuit.