Figure sisyphique déclinée tout au long d’une impressionnante ludographie, entonnant un air désormais connu, le héros rockstarien, forcément lourd d’un passé qui se dévoile tout au long de son périple, est amené bon gré mal gré sur son terrain de jeu pour se racheter, quitte à adopter précisément les mêmes moyens qui ont provoqué sa chute. Si Red dead redemption commence en skin de GTA sauce texane, très vite les enjeux de la terre promise éclairent l’expérience d’un jour nouveau. Rockstar ne se montre jamais aussi fort et ambitieux qu’en marge du cadre urbain, désormais bien balisé, saturé de conventions, de GTA IV pour recontextualiser son art en terra incognita. Précurseur, Vice city lançait par une reconstitution esthétique et politique mordante le retour des années 80, avant que le monde de la mode puis de la musique ne s’en empare. The Warriors construisait une vision interlope et fantasmée d’un New York taggé. Canis canem edit (renommé en Europe Bully pour sa version Wii et 360), insufflait à une petite ville de la Nouvelle Angleterre le charme étrange d’une adolescence turbulente et de ses errements gaillards.

Un choc culturel d’une ampleur similaire à chacune de ces expériences, fondatrices du style Rockstar, attend le joueur sur la route rocailleuse qui relie le ranch Mac Farlane à Armadillo.

Pour certains joueurs, il se manifestera par une ballade à cheval s’achevant par une lutte à mort contre des sangliers surgissant d’une colline. D’autres le mesureront en sauvant in extremis un pauvre hère d’une embuscade. D’autres encore n’auront eu besoin que du spectacle, d’une beauté mélancolique et spectral, d’un couché de soleil sur la plaine. Partout, à chaque instant passé dans Red dead redemption, poind le signe du dépassement des structures open world longuement forgées et recalibrées depuis plus de douze ans par Rockstar Games. Et sa plus cinglante manifestation réside dans l’intérêt presque secondaire que l’on portera à un scénario pourtant solide, riche, porté par des accents narratifs authentiques, aux dialogues et à la mise en scène troublants de justesse, d’une adéquation effarante vis-à-vis de ce que chacun a vu, pensé, ressenti du paradigme « western hollywoodien ». Des étendues hostiles, d’abord, où le désert (qui n’a jamais aussi mal porté son qualificatif) grouille de vie animale (ressources vitales pour le braconnage, l’activité de base pour se faire un peu d’argent), et où résonne au loin l’écho d’une fusillade qui n’attend que votre ingérence justicière.

En virgule rousseauiste d’une réplique lancée par un marshall au héro « les hommes ne sont pas mauvais, ce sont ces terres qui les façonnent ainsi ». Celles de Red dead redemption ont autant produit de fous, de charlatans (guérisseur ou religieux), de criminels (grands bandits, délinquants sexuels et voleurs à la tire) et d’ivrognes exaltés par le rêve des pionniers que de forces de l’ordre à la brutalité proportionnelle. Car si, au nord le « land of opportunity » n’entend que les sirènes du libéralisme économique, au sud, le Mexique résonne du tumulte politique opposant dictature militaire et révolution socialiste. Au milieu des terres, des hommes et de leurs conflits, John Marston là encore fidèle au motif scénaristique Rockstarien : un seul but (retrouver ses anciens compagnons malfrats pour les arrêter et sauver sa famille) et une succession d’alliance bi polaire pour y parvenir. Au même titre que The Legend of Zelda (dont GTA III revendiquait déjà l’héritage structurel), Red dead redemption ressasse jusqu’à l’obsession les même trames narratives chères au studio des frères Houser. Seuls les protagonistes et le contexte changent.

Dans le fond et malgré son degré de finition maniaque, il n’est même pas insultant de trouver la partie scénario comme demeurant finalement la plus faible de l’expérience Red dead redemption. Il le serait en revanche de considérer le flux incessant de « distractions » qu’il propose comme de vulgaires à-côtés. Qu’il s’agisse des quêtes annexes aux tonalités souvent morbides, de l’invitation à capturer de visu un nouveau cheval pour en faire sa monture, d’accepter à l’arrache un duel au soleil, de traquer le grizzly ou de nettoyer un repaire de malfrat; la fluidité avec laquelle arrivent toutes ses propositions sans jamais trahir ce sentiment d’appartenir à la poussière et aux cactus, une chevauchée contemplative dont l’intensité se mesure sans mal à celle offerte par Shadow of the colossus, tient purement et simplement de l’exploit. De là à voir en Red dead redemption le nouveau sommet de l’immersion faite jeu et il n’y a qu’un pas de botte à éperons.

Pour rester dans les métaphores cordonnières, aux yeux d’Heidegger, le tableau des souliers paysans de Van Gogh ne représentait pas la paysannerie, c’était LA paysannerie. C’est le même passage de la représentation à l’essence qui lie Red dead redemption et le western. Ce jeu n’est pas une synthèse ciné à l’attention exclusive des fans de Sam Peckinpah. Du western, Red dead redemption est l’expérience immanente. Sa prégnance contemplative qui fait de chaque seconde passé dans le jeu une immersion totale. Une telle exhaustivité du sujet a forcément un prix. Le changement d’arme manque parfois d’intuitivité. Certaines actions contextuelles à priori simples (mettre un prisonnier sur son cheval par exemple) se révèlent souvent laborieuses. Et les longues et dangereuses traversées des grands espaces se soldent parfois par un décès rageant au hasard d’une rencontre avec des cougars ou une bande de malfrat en guet apens. Rien pourtant qui ne puisse faire dévier Red dead redemption de sa fantastique chevauché. Constituer une évidence sensorielle, ludique et culturelle qui en un coucher de soleil lie dans une même ombre l’avenir du jeu à monde ouvert et celui d’un pan entier de la culture historique et cinématographique américaine.