Déambuler dans les allées bondées, quel que soit le salon vidéoludique, a toujours ce désagréable et paradoxal goût du déjà-vu. Sans doute parce que l’éternelle confrontation entre les éditeurs a quelque chose de prévisible et de lassant, parfois jubilatoire pour certains rebondissements marketing, mais relève plus du surgelé Picard que de la bataille dantesque : un goût ni bon, ni mauvais, mais suffisamment ancré dans les habitudes. Pourrait-on croire, en réalité. Du conditionnel ? Oui, car la donne semble changer. Cette année en effet, nulle bataille des titans, entre Activision et EA, point de guerre des tranchées entre Call of Duty et Battlefield, entre des stands monstrueux à la gloire de ces franchises. Relégués au sein de Microsoft et Playstation, ils se livrent à une autre escarmouche. Ni EA, ni Activision et de ce fait, ni Blizzard ne sont cette année de la partie, entre autres, adoubant cette édition 2014 comme un des parents pauvres de la Paris Games Week. Alors, la PGW, événement pas si incontournable que cela pour se permettre de simplement le zapper ? Les spéculations sont faciles, d’autant que les grands absents se prêtent facilement au jeu du bashing : investissement trop important, jeux déjà vus et revus, catalogue inexistant en fin d’année, des franchises plus frileuses ? Le mystère reste entier.

Mais c’est globalement cette impression d’acte manqué qui domine : pris en tenaille entre le salon commercial et le sérieux visé, la Paris Games Week ne parvient pas à rassembler comme elle le souhaiterait. Si le spectre du scandale médiatisé de l’année passée a été vaillamment éloigné cette année, la réalisation a été lisse et sans surprise, voire prudente lorsqu’il faut demander aux YouTubers superstars Cyprien et Squeezie de suspendre leurs apparitions pour des questions de sécurité. Le show était cependant indubitablement de la partie : entre la coupe du monde du jeu vidéo, la distribution de goodies et les animations enflammées sur les stands, l’adage « du pain et des jeux » renaît, et, d’après les avis qui fleurissent sur les réseaux sociaux, cela n’est pas au goût de tout le monde, joueurs comme professionnels. La chronique pourrait s’arrêter-là, sur cette remarque amère de manque d’originalité prudente. La PGW n’est-elle qu’une débauche consumériste à la gloire des superproductions photoréalistes ? Et s’il fallait aller au-delà des manettes pour saisir un potentiel qui pourrait, à termes, s’accorder avec les ambitions du SELL. ? Mais pour être visionnaire, encore faut-il faire des concessions.

Les petites pépites étaient paradoxalement partout, chez les gros éditeurs, comme sur le stand dédié aux jeux indépendants. Et ce sont eux, le nerf de la guerre, la relève des franchises triple A qui s’essoufflent et peinent à se renouveler. Leur présence, discrète au début des manifestations, puis de plus en plus affirmée, portée par des gros éditeurs comme Sony ou Microsoft ou par des campagnes de financement participatif parfois explosives, permet un nouveau frisson. Chacun de ces jeux a une histoire, entre accouchement dans la douleur et roman picaresque pour parvenir à mettre sur pied un rêve. Et si on tend l’oreille, ce sont tous les murmures de la création actuelle, en équilibre entre les moyens rétros – des équipes minuscules, des moyens modestes, des jeux faits à l’ancienne, dans des garages – et la diffusion moderne, mère de nombreux projets, ne nécessitant plus de vendre son âme à un gros éditeur. Du jeu le plus modeste au plus ambitieux, chacun d’entre eux est un pilier solide pour la conquête des indépendants pour une identité plurielle et forte, avec son esthétique, sa recherche raffinée et ses choix risqués. Ces jeux se suivent mais ne se ressemblent pas, et nous racontent chacun à leur manière ce qu’est le jeu vidéo. Entre perspectives et nostalgie, à mi-chemin entre l’hommage inspiré et la passerelle expérimentale entre la tradition et les nouvelles technologies, les jeux indépendants sont une clé à appréhender.

C’est ainsi que Gourmet Quest – jeu plutôt nomade où il faudra sauvegarder la gastronomie française contre les viles insipides, entre exploration et quizz – Anarcute – un projet d’ « émeutes mignonnes » mené par des étudiants de Supinfo Game qui a su s’imposer aux yeux de Microsoft et qui s’est affiché dans son stand – ou encore Prodigy – superbe hommage français à la croisée entre objets connectés et déplacements physiques, jeu de rôlesque – se retrouvent dans cette avant-garde de plus en plus prestigieuse et mieux appréhendée par le grand public, rejoignant Stanley Parable, Gone Home, ou encore Dont Starve, pour ouvrir un débat sérieux, au cœur de la problématique actuelle du SELL. Un sérieux studieux, parfois estudiantin, porté par le cœur et les tripes plutôt que par le fric, et c’est parfois une vraie bouffée d’air dans le paysage vidéoludique. Les gros éditeurs ne s’y trompent pas, et prennent parfois sous leurs ailes dorées des projets : Anarcute n’est pas un cas isolé.

Et si c’était ça, finalement, l’avenir de la Paris Games Week ? Non l’exhibition pure, le fanboyisme dichothomique à outrance, mais la possibilité de donner de la voix, de faire une tribune plus évidente aux créateurs de tous les horizons ? De rendre accessibles les conférences de la GameConnection cet événement mondial qui réunit plusieurs fois par an des professionnels du jeu vidéo dans un cycle de conférences, pour partager leurs expertises et leurs visions de l’industrie, que ce soit dans les mécanismes de jeu, le storytelling, ou encore le marketing -, pour apprendre aux joueurs et médias que le jeu vidéo a une histoire et des perspectives, des mécanismes de narration qui souhaitent aller au-delà du conformisme. Le chemin est long : l’indépendant n’a pas réussi à s’affranchir du regard réprobateur que portaient les profanes au début du jeu vidéo. C’est un monde marginal, dont les murmures ne peuvent être saisis qu’entre initiés, pour le moment. Et pourtant un monde d’une étonnante richesse, capable de donner des leçons de storytelling ou de prises de risque aux plus gros éditeurs.

Mais permettre l’expression de cette perspective, c’est aussi accepter de faire des concessions et se libérer des carcans. C’est devoir revendiquer une maturité d’un média encore jeune, encore hésitant et étourdi de maladresses de communication, l’offrir plutôt que l’imposer à un public qui n’est parfois que peu sensible aux indépendants, et rendre accessible une culture peu évidente à tous. Qui aurait cru que la création d’un personnage féminin pour un FPS d’hommage anthologique (Bedlam, expliqué dans la conférence « From Novel to Game and Back Again ») avait un autre objectif que de faire un pied de nez à l’industrie, férue de personnages virils peu enclins aux sentiments ? Comment le comprendre et l’appréhender, si l’accès y est limité ? L’indépendant se doit d’être pédagogue, et cette pédagogie implique une expression. L’identité française est là, comme un parfum farouche au milieu des grosses productions. Et avec un peu de temps, peut-être que ce parfum finira par entrer dans les moeurs, et ne plus être un phénomène marginal, annonçant l’essor d’un nouveau paysage vidéoludique, où les objets connectés gamifiés ne seront plus étrangetés mais logiques. Nul doute que la transition se fera avec pertes et fracas, mais la clé des ambitions est à portée de main.