Chaque sortie d’une nouvelle console de jeu répète le cycle merveilleux de Noël. D’abord le déballage, avec la découverte minutieuse du contenu déballé comme un trésor, puis l’installation, seconde étape menant au moment miraculeux de l’allumage.

 

Peu importe l’âge : depuis on a découvert le monde, les filles et les films d’Eric Rohmer, le frisson reste le même. Lorsque l’écran s’illumine, tout s’estompe et les pires rumeurs s’effondrent pour laisser place aux champs des possibles. La machine devient page blanche. Le rêve est ressuscité en même temps que la promesse de retrouver l’enchantement des premiers temps. Aucune oeuvre n’a ce pouvoir si particulier de relancer à chaque fois un peu plus loin notre imaginaire. De nous mettre entre les mains une chose hybride entre l’outil et le médium. De tirer un trait net sur le passé pour le réactualiser et, parfois, repousser ses limites.

 

Dans le doute et dans l’obscurité

En lançant aujourd’hui la Wii U, le pari pris par Nintendo est l’un des plus gros des dix dernières années pour le constructeur, même s’il se joue en creux, sans enthousiasme apparent, dans le doute et l’obscurité. Lancée dans un marché bouleversé aussi bien par la physionomie du paysage économique que vidéo-ludique, la nouvelle console de salon du géant japonais arrive dans une situation difficile, sur un marché plus concurrentiel que jamais depuis l’explosion des smartphones et tablettes avec leurs jeux à prix discount. Elle a aussi le privilège, à double tranchant, d’ouvrir le bal d’une génération de console, avec sous le capot une technologie graphique à peine aux standards actuels (quand les futurs Xbox ou PlayStation promettent une évolution mirifique). Mais le plus gros enjeu n’est pas là, même s’il conditionne aussi le lancement d’une machine au nom hyper conceptuel qui risque d’en laisser certains sur le carreau. Le véritable défi tient comme toujours à l’essentiel : une nouvelle console pour quoi faire ? Puisqu’il faut continuer, se réinventer, mieux vaut avoir une bonne raison, et Nintendo, chef de fil en terme d’innovation, a plutôt la pression sur les épaules après la Wii, la console préférée des mamies.

 

La magie

En poussant au plus loin son idéal de plateforme familiale (la Famicom donnait déjà le ton), Nintendo a bouleversé avec la Wii le milieu du jeu vidéo. Mais la grande opération de démocratisation fut une quasi guerre éclair, une victoire rapide, qui transforma un temps la façon de jouer pour aussitôt laisser sceptique le milieu, les joueurs et finir par faire plonger les ventes dans les queues du classement. On ne peut pourtant enlever une chose à la Wii : son évidence. En décembre 2006, à son lancement, un spot publicitaire suffisait pour résumer avec limpidité son concept et révéler sa magie. Six ans plus tard, tout est beaucoup moins évident. Parce qu’il faut rattraper le train des tablettes et un autre, lié mais plus inattendu, de la multiplication des écrans, la Wii U propose le GamePad, croisement entre la manette classique et la tablette tactile. L’idée est apparemment simple : jouer sur la télé, mais avec un écran supplémentaire entre les mains permettant de compléter le premier, ou bien de se substituer à l’autre, pour continuer sa partie pendant que maman regarde sa série (le GamePad devenant alors une console semi-portable). Seulement, un coup d’œil aux spots pour lancer la console suffisent à mesurer le gap entre la Wii et sa petite sœur : communiquer sur son concept semble une mission quasi impossible. La plupart des pubs sont incompréhensibles, aucune ne sachant résumer simplement les fonctions de la console, ou bien à contre emploi, avec une allure de flop monumental en devenir.

 

Nintendoland

Les premiers moments avec la machine dissipent guère cette impression de confusion. Quel écran regarder ? Pourquoi la console préfère afficher ça ici plutôt que là ? Difficile de se repérer, de comprendre certains choix. Il faut approfondir l’expérience et s’essayer aux premiers jeux pour comprendre progressivement les potentialités de la machine. Mais là encore, ce n’est pas tant le jeu ambassadeur Nintendoland qui ouvre les meilleures perspectives. Comme Wii Sport, à l’efficacité immédiate mais au vide certain, cette brochette de mini games autour des mascottes maison (Zelda, Yoshi, Metroid) veut montrer l’éventail des possibilités de la console. Sauf qu’à l’exception des jeux à plusieurs, rien n’arrive vraiment à convaincre et au final tout reste encore flou. Certains titres ont des airs de clones déjà vu sur iPhone. D’autres sur Nintendo DS ou vaguement Wii. Si le challenge est là, preuve que le constructeur ravise un peu sa politique tout casual, pour l’émerveillement, les promesses, la sensation d’avoir entre les mains un beau potentiel, mieux vaut oublier Nintendoland.

 

Intime U

C’estbplutôt en se tournant vers ZombiU qu’on comprend mieux l’idée derrière la console : matérialiser différemment l’image, accroître la cadre de la télévision, déplacer le regard ou en optimiser les possibilités, changer le rythme de jeu (l’écran du GamePad permettant d’afficher carte, inventaire, intérieur d’un élément, d’activer des phases tactiles, de se substituer à la caméra pour un faux hors champ, d’utiliser divers objets…). Au fond la U n’est pas si différente que la Wii, elle cherche à s’intégrer dans notre espace pour faire vaciller ses frontières. Sans révolutionner le survival horror, ZombiU gagne ainsi une dimension supplémentaire. On pourrait se croire parasité par cet écran bis d’ordinaire attribué au menu pause, finalement non, le fait de rapprocher des mains un bout du jeu modifie son expérience. Parce que la distance du regard n’est pas la même, et que la taille des écrans est différente, qu’ils se superposent (et parfois s’annulent), le jeu voit ses potentialités accroître : le champ de la télé s’étend, l’espace ludique n’y est plus restreint. Si tout ça n’est pas encore très clair, Nintendo ajoute malgré tout une nouvelle perspective au jeu vidéo, quelque chose de plus intime, à partir d’une console qui comme toujours se veut fédératrice.

 

Le pas de côté

En s’intéressant à la multiplication des écrans dans l’espace quotidien, la Wii U tente de résumer ce constat autour d’une machine de jeu qui soit aussi intégrée à l’environnement technologique et désormais connecté du salon. Bien mieux que la Wii, la U permet ainsi d’aller sur le Web (avec un navigateur se révélant aussi agréable qu’efficace), de regarder des vidéos sur YouTube (mieux que sur n’importe quelle autre console), d’accéder à une inévitable plateforme de jeux en téléchargement, ou encore même de se transformer en télécommande universelle, pour changer de chaîne, comme ça, en plein Mario. Rien de nouveau, si ce n’est que tout est mieux optimisé, fluide, et surtout logique. Avec la Wii, Nintendo a cru que le corps allait rendre le jeu plus concret, plus immédiat, plus fédérateur. Devant son semi-échec, le japonais a préféré faire un pas de coté. Non pas revenir à du pur gamer (quoique ZombiU avec ses airs de Dark souls tranche pour un jeu de lancement Nintendo), mais prendre le risque d’une machine plus complexe à expliquer, quand elle a également la volonté, par son offre ludique et périphérique, de s’intégrer mieux qu’aucune autre dans notre espace techno-domestique. Au fond il s’agit du même principe que la Wii, mais à partir de l’idée que l’être ensemble se réalise désormais aussi dans et par le séparé, lorsque chacun est devant son écran au sein d’un même espace physique. L’utopie de créer un point de jonction (le jeu) pour nous rassembler n’a pas changé, et c’est ce que le U veut schématiquement formuler (deux écrans mais surtout deux parallèles qui se rejoignent), pour dire qu’il s’agit toujours de créer une communion par écran interposé. Le jeu chez Nintendo est une éthique qui contre vents et marées croit encore que tout se fait à deux. Il serait difficile de lui donner tort.