A force d’innombrables sorties et déclinaisons selon un rythme de sortie phénoménal (un, voire deux jeux par an pour une série qui date de 1994), on n’attendait finalement plus grand chose de chaque nouvel épisode de Need for speed. Mais cette modeste attente est aussi devenue le signe de sa force. Alors qu’une série comme Gran turismo associe son plaisir de jeu à la passion du modélisme -expliquant ainsi la minutie et l’attente prodigieuse qui entourent chaque épisode-, Need for speed, à l’image de son titre, table au contraire sur une consommation impulsive et rapide d’un objet qu’on décline sous des formes multiples et selon l’air du temps. Partant d’un fond de jeu abstrait sur l’idée de vitesse, la série a assuré sa pérennité par la force d’un opportunisme dont elle a fait son identité. Simple jeu de course à l’origine, Need for speed a su se réinventer sous la forme de la poursuite flic contre chauffard, profiter de la mode du tuning initiée par Fast and furious, s’engouffrer dans la brèche du free roaming, jusqu’à s’inscrire brillamment – avec le récent Hot pursuit – dans l’esprit de Mario kart : l’envoi d’un hélicoptère ou de clous remplaçant les carapaces et autres peaux de banane.

Toute la question de Need for speed : The Run est donc de savoir ce qui différencie le jeu des précédents épisodes. Sa grande nouveauté, adjoindre au jeu une histoire, une vraie, dans laquelle le héros doit participer à une course illégale joignant l’Amérique de San Francisco à New York, lui sert aussi d’occasion pour convoquer le cinéma de Michael Bay (convié pour tourner le trailer du jeu), auquel il emprunte son goût pour le montage épileptique et les effets pyrotechniques. L’idée est simple : resservir le fond de commerce du jeu vidéo next gen (dont Modern warfare est le paradigme) et l’appliquer à la course. En pratique, cela s’avère un peu plus subtil : le régime d’images auquel Michael Bay soumet son cinéma est un régime de dépense outrancière soulignant un besoin d’épuisement et non de vitesse. Au delà de l’histoire, ce qui compte est d’intégrer une logique de surenchère permanente se déployant jusque dans les temps faibles. Il n’y a qu’à constater comment chaque moment passif des Modern warfare, Gears of war, Crysis 2 ou Uncharted se donne aussi le devoir de faire subir des explosions, des scènes de destruction ou dévoile une perspective vertigineuse, dédaignant au fond toute baisse de tension ou forme de remplissage.

On retrouve à l’évidence des éléments de grand spectacle dans The Run : séance de QTE pour une scène d’action en plein Las Vegas ou Chicago, avalanches en pleine course, évitement de ponts qui basculent et de métros fonçant vers le joueur. Mais ces moments ponctuels -assez réussis en soi- ne pèsent pas sur ce qui fait le bonheur esthétique du joueur pilote : la maîtrise et la sérénité dans les courbes, le sens de l’anticipation et l’accroissement de ses facultés par l’expérience. Ce que le jeu peut contenir en terme de plaisir de conduite vient contredire et annuler tout ce que le jeu tient à apporter de grandiose, de sorte que le grand spectacle tient finalement du détail. Il n’est rien d’autre qu’un bas-côté, que l’on regarde lorsque c’est la route qui nous ennuie. Précisément, c’est ce qui se produit dans le jeu, mélange de crispation et de monotonie : crispations locales qui surviennent au moindre petit écart de route ou crash du joueur, ponctuées par des temps de chargement qui brisent le rythme du jeu (au contraire de Burnout, où le crash est surligné et intégré dans une logique qui décuple les affects du joueur). Mais surtout, comble pour un jeu qui se veut démesurément nerveux, le déroulement du jeu est globalement monotone, et répète, à l’ennui, des courses sans imagination. Rien de ce qui compte -tracés, rivaux, modalités de course- n’y diffère ou ne se singularise hormis les différents paysages qui composent cette Amérique que le joueur finit par traverser indifféremment, pressé par l’idée d’en finir. Paradoxalement assez riche en contenu (outre le run, le jeu intègre des séries de défis à côté), le jeu laisse en définitive un sentiment de pauvreté, imposant au joueur une façon de jouer linéaire et limitée par son scénario stérile, incapable de tenir sur la durée propre à toute pratique du jeu vidéo.

Quitte à emprunter la voie du cinéma, on aurait suggéré aux développeurs de ne pas lorgner vers Michael Bay mais plutôt Vanishing point (Point limite zéro), dont l’histoire, similaire, décrit la traversée de l’Amérique d’un homme, chargé de convoyer une Dodge Challenger en un temps record. Guidé par nul autre désir que celui de la vitesse dans l’Amérique déjà désenchantée des années 70, il finit par incarner un symbole de liberté et de volonté singulière face à l’absurdité et l’autorité du monde (incarnée par la police qui le poursuit), livrant aussi la clé de l’ontologie du joueur et son besoin de vitesse. Dans Vanishing point, le héros habite l’espace par la vitesse et par un besoin métaphysique de le dépasser (atteindre ce point limite). C’est dans cette cinétique qu’il engage un processus de libération. De cette vérité du film, on en devine également l’esquisse dans le jeu lorsqu’à sa toute fin le joueur lancé à fond bifurque vers des espaces qui ne cessent de rétrécir, ébloui par le soleil couchant. Mais hormis cet instant terminal, il ne s’agit jamais ni de questionner la quête de vitesse du joueur, ni de faire apparaître son désir de solitude; conférer en somme une consistance au jeu qui puisse l’engager comme reflet du monde vers une propre réflexion sur soi. A la place, le jeu poursuit une logique compétitive tournée vers la domination de l’autre, compilant les performances entre « amis » du Xboxlive. Quant au conducteur du film de Sarafian, figure singulière et solitaire, il laisse sa place à un ersatz de héros post-ado qui, comme tous les rivaux dont le jeu s’attache à faire le portrait, trouve sa motivation dans la thune, les belles caisses et les nanas bien roulées. C’est la triste loi du jeu vidéo. Mais au fond, qu’importe, tout cela sera oublié au prochain épisode.