Comme le disait Bacon, « rien n’est plus vaste que les choses vides ». Nous les investissons d’une connaissance qui donne sa mesure au monde et produit l’idée de grandeur en son sein. C’est encore la vérité profonde du jeu vidéo : l’on y met le monde entier de côté pour se cloisonner et s’absorber dans un vide inutile, gaspiller une quantité de temps démesurée sans nulle autre perspective que de donner un sens et une réalité à ce qui n’en a pas en soi, ce vide qui contient son propre dépassement. On se souvient ainsi que pour accompagner la sortie de Metal gear solid 4 : Guns of the patriots, Konami avait mis en ligne une gigantesque database téléchargeable, véritable encyclopédie de tout l’univers charpenté autour de sa série, riche de centaines de personnages, et déployant une histoire dont la chronologie s’étendait de la première guerre mondiale jusqu’à un futur proche. Une véritable ode au superflu, matérialisant le désir qu’exprime chaque épisode de Metal gear solid d’être plus que le jeu qu’il n’est simplement, désir qui fait encore tout le génie de la série : l’affrontement contre Psycho Mantis, l’intégration du joueur au scénario de Sons of liberty, l’interminable escalade de l’échelle de Snake eater ou encore le véritable chemin de croix à subir dans Guns of the patriots, tous ces moments singuliers cherchant à faire excéder au jeu sa propre clôture et repousser les frontières de ce que le joueur peut ou doit accepter. Mais au fond, pourquoi? Simplement réinventer un monde et le faire déborder par une volonté encyclopédique du frivole qui flirte avec la réalité, où chaque détail porte la noblesse de son affirmation futile, une forme de déshérence généreuse pour le joueur qui l’habite et le signe de sa grandeur, dont témoigne tout entier ce monde qui s’est bâti sous les yeux du joueur.

De cette grandeur, MGS HD Collection est le dernier témoin. On n’y jouerait non pas tant pour les jeux eux-mêmes (que l’on connaît d’ailleurs déjà par coeur), que pour la manière dont ils s’insèrent selon un ordre qui diffère de leur chronologie de sortie respective. A l’écran titre, trois dates s’affichent, correspondant aux trois épisodes auxquels le joueur peut jouer (Snake eater, Peace walker et Sons of liberty). Une chronologie s’établit, non par rapport au joueur et à son expérience, mais au monde proprement construit au fil des épisodes, nouvellement ordonné selon une origine (Snake eater) et une fin (Guns of the patriots), qui viennent recouvrir, comme la gigantesque database de MGS, l’enrichissement du principe de cache cache (héritier de Pac man) que la série poursuit depuis ses débuts. Le jeu révèle ainsi le rapport qu’entretient Kojima avec sa création et les images, qui tient en vérité non d’un rapport au cinéma, mais d’un rapport à la cinéphilie. Si l’on devine naturellement sa boulimie des images au gré des références gratuites qu’il place dans tous ses jeux (comme lorsque qu’après chaque sauvegarde de Snake eater, l’interlocuteur de Snake ne manque pas de citer un film, allant de petites séries B à des grands classiques), l’on comprend aussi comment, à travers ce rapport, s’accomplit chez lui le processus de création vidéoludique. A l’opposé du cinéaste accomplissant son oeuvre dans l’unité d’un plan, Kojima engage toutes les possibilités du regard du joueur et sa curiosité qui est celle de tout (sa)voir, couvrir la carte et investir tous ses recoins, mis en tension avec le déploiement d’une narration qui n’est jamais loin d’envahir le jeu lui-même. Double jeu du collectionneur : d’une part déployer une multiplicité qui tient du jeu lui-même, de sa mécanique répétitive et de la liberté que le joueur investit, mais au-delà, faire que l’objet soit dépassé par une totalité dans laquelle il s’inscrit et qu’il cherche à compléter.

C’est dans cette totalité que réside l’ambition de Kojima, qui est celle d’accomplir ce que la cinéphilie, en son temps, fit en transférant l’aura perdue de l’oeuvre cinématographique vers un amour inconditionnel de ses acteurs et actrices, devenus des stars. Par le jeu, les joueurs, mais surtout ce monde complété au fil du temps, Kojima fait à son tour prétendre ses créations (The Boss, Snake…) au statut d’icône, expliquant pourquoi la beauté crépusculaire de Guns of the patriots fut masquée par une somme démesurées de scènes inutiles pour le jeu, mais nécessaires pour achever proprement la saga et satisfaire l’esprit du collectionneur (le jeu bouclant la boucle avec l’arrivée finale de Big Boss, le premier Snake). Comme à son habitude, Kojima jura qu’il s’agissait là du point final clôturant à ses yeux l’univers de MGS. Mais si cette promesse est toujours trahie, c’est que la logique du jeu, qui poursuit l’achèvement tout en balayant sa réalisation véritable vient à chaque fois perturber la volonté d’archiver les choses un fois pour toutes. Ce pourquoi, finalement, Snake ne pouvait mourir à la fin de Guns of patriots, et ce pourquoi encore Peace walker lui succéda, embrassant la possibilité futile de s’approprier toujours plus l’univers du jeu en fondant son équipe de mercenaires, toujours dans l’ombre de Snake. A chaque nouvel épisode, une nouvelle étape, inscrivant le mythe de son héros, où se déploie cette vertigineuse collection, croissante à l’infini.