Où en est le jeu vidéo ? La question n’a peut-être jamais été aussi brulante qu’aujourd’hui. Insanely twisted shadow planet ne prétend pas y répondre. Pour une raison simple : ce n’est pas son but. Pourtant, devant ce shoot en forme de relecture proto burtonnienne de Metroid, on y pense. Par lassitude, car on s’ennuie devant Insanely twisted shadow planet. Oui le jeu d’ombre chinoise est joli. Oui ce monde techno-organique traversé en soucoupe volante est fluide et d’une grande clarté. On devrait applaudir ce nouvel étalon du jeu vidéo indépendant réalisé par deux hommes, le canadien Michel Gagné et son acolyte Joe Olson. Mais rien n’y fait, pas même les petites mécaniques ingénieuses jouant de belles interactions avec les décors. Insanely twisted shadow planet a quelque chose d’obscène dans sa direction artistique. Pas parce que Limbo et autre Outland ou Pixeljunk lui ont grillé la priorité (le jeu est en préparation depuis 2007). Le jeu arrive un peu tard, mais ce n’est pas tellement le problème. Gêne davantage dans cette esthétique son manque d’authentique personnalité alors qu’elle s’acharne à vouloir être le contraire. Une esthétique finalement un peu trop attendue, un peu trop vulgaire, que l’on explore en articulant quelques leviers éparses ; des mécaniques ou énigmes en forme de redites minimalistes tout au long d’une carte géante évoquant les aventures de Samus ou un Castlevania. La prétention du style est inversement proportionnelle à l’originalité d’un jeu trop confiant en lui-même, sans réelles contraintes, sans level design ébouriffant, sans grand moment d’intensité qui ferait croire au joueur qu’il se sublime. Un jeu finalement sans prise de risque à l’image de son temps.

Alors oui, on s’ennuie un peu en jouant à Insanely twisted shadow planet. Mais s’ennuyer est aussi une bifurcation, une manière de prendre la tangente que seul le jeu vidéo peut produire : face à un film, si l’on décroche, on perd le fil de l’intrigue. Pas dans un jeu, devant lequel on peut continuer à jouer, et bien, en ayant l’esprit ailleurs, telle une méditation. De ce vagabondage est né cette intuition rapide que le jeu vidéo, là, aujourd’hui, reflète l’état général du monde dont d’ordinaire il se moque. Un état dépressif, angoissé, sur fond de crise économique et délit de confiance généralisé. L’écho d’un monde qui observe les ténèbres fantasmées de son passé rétroactif. Insanely twisted shadow planet serait-il alors par hasard un jeu de son époque ? Peut-être la coïncidence parfaite entre la menace délirante de notre catastrophe européenne, occidentale, et un jeu vidéo qui ne sait plus lui-même où il va – Nintendo jouant à nouveau les éclaireurs dans une jungle incontrôlable avec ses machines produites dans la précipitation ? Cet univers obscur et inhumain que le joueur traverse en alien serait-il alors le cauchemar prémonitoire de notre désastre ? Il ne faut jamais négliger la poétique inconsciente (ou pas) du jeu vidéo. Si chez lui il n’y a pas de représentation du monde, c’est qu’il est aussi une forme de poétique profonde, lointaine, à creuser ou inventer.

Le jeu doit tout à l’abstraction. Il nous met face à nous-mêmes et matérialise nos pensées. Débarqué au moment où le monde est, dit-on, au bord du gouffre (peu importe qu’il le soit vraiment ou non, nous produisons cette idée), Insanely twisted shadow planet est un peu comme le titre résumé de cet abime vers lequel nous menaçons d’aller. L’historien pop du futur (cf. Chronic’art #73, en kiosque) pourrait ainsi se souvenir et dire qu’en 2011, un petit jeu de trois fois rien était le symptôme d’un monde malade où le désir (l’économie) était sans dessus-dessous. Une fois débarrassé des petits réflexes d’association, une fois déblayées l’érudition et les descriptions d’usage, parler de Insanely twisted shadow planet c’est essayer lui donner un sens en tant qu’objet. L’herméneutique pousse à voir ici, dans ce jeu aux mécaniques usées, plaquées sur un graphisme référencé, évoquant un ailleurs onirique fait de ruines ou d’organismes préhistoriques, une conjonction. Une image de notre temps qui serait également celle du jeu vidéo. De sa créativité en crise, son cheminement sans boussole, entre suites épuisantes, concepts fatigués et énième puzzle game sur iPhone. Tous les ressorts ou l’imagerie de Insanely twisted shadow planet sonnent comme l’écho mou et dépressif d’un état général. Un écho que le jeu de l’illustrateur Michel Gagné masque d’un habillage de soirée, comme pour mettre son plus beau costume avant l’apocalypse. Mais le feu d’artifice ne cache pas la mélancolie. Il l’illumine.