Ca fait quelques jours déjà que j’ai terminé le mode « story », et la plupart des side-quests, de GTA IV – à l’exception de 180 pigeons à dénicher et à dégommer, plus une quarantaine de cascades uniques à exécuter, mais je ne suis pas désespéré à ce point-là. Que reste-t-il à faire dans un GTA une fois qu’on a vu défiler le générique de fin ? J’ai envie de dire : le principal. Faire une virée en bagnole, en écoutant sa station de radio préférée ; flaner dans cet immense openworld, le voir « vivre », bouger, évoluer, découvrir de multiples choses qu’on n’avait jusqu’à présent jamais remarquées, trop occupé à s’empiffrer de missions et de side-missions plus ou moins passionnantes. Le nombre incroyable de clopeurs s’adonnant à leur vice sur un coin de rue ou dans une arrière-cour déserte, des gens qui mangent un hot-dog, font leur gym dans un parc, ou qui écoutent de la musique sur leur iPod, les clodos qui jouent du saxo ou dorment à même le sol, etc. C’est aussi le moment propice pour tester les limites du moteur du jeu : en me promenant sur les quais d’Algonquin, l’île la plus importante de Liberty City, reflet vicié et parodique de Manhattan, je croise quelques business men and women discutant sur un embarcadère. Pris d’une pulsion meurtrière qui ne surprendra sans doute pas Nadine Morano, je ressens soudain l’irrépressible besoin d’en pousser quelques-uns dans la flotte, juste « pour voir ce que ça fait ». Surprise, une fois tombées dans l’eau, les malheureux se mettent à nager fort maladroitement la brasse, au lieu de couler bêtement au fond de la rivière comme des billes de plomb, comme je m’y attendais. Or voilà, les développeurs de Rockstar ont oublié un petit détail : mes victimes se révèlent incapables de remonter sur la berge, un effort physique que n’importe quel gros nerd adipeux serait pourtant capable de fournir après une ou deux séances de Wii fit. Quelques minutes d’agonie plus tard et elles finissent par flotter de manière pathétique à la surface de l’eau, comme des gros poissons morts. Si j’étais un testeur consciencieux, je devrais m’offusquer de ce manque embarrassant de cohérence ; mais ce genre d’absurdités fait partie des dommages collatéraux d’une ambition démesurée, propre aux jeux sandbox, généralement plus instables que la moyenne. C’est aussi, avouons-le, ce qui fait le sel des GTA, ces petits plaisirs, l’émerveillement de la découverte. Se sentir supérieur aux développeurs – ah-ah, ils n’ont pas pensé à tout ! – ou, au contraire, admirer leur sens si poussé du détail – ah-ah, ils ont vraiment tout prévu. Ca marche dans les deux sens, c’est formidable.

Etrangement, GTA IV est sans doute le GTA dans lequel je me suis le moins investi en tant que bidouilleur adepte des expérimentations un peu perverses. Plusieurs raisons évidentes à cela. D’abord, le jeu est assez chiche au niveau des activités annexes et possibilités de customisation, donnant parfois l’impression d’être moins riche qu’un Bully, dérivé récréatif et mineur du système GTA à la sauce teenage. Un comble. Ensuite, la présence d’un mode multi en ligne, plutôt réussi, permet au joueur d’exprimer son agressivité et son envie de titiller le moteur du jeu sans conséquences durables. Plus de passages coûteux à l’hôpital ou par la case prison en cas d’échec ou de trop grande prise de risque. La seule sanction, c’est le classement de fin de partie. Au-delà de ces considérations très terre-à-terre, il y a tout de même quelque chose de plus abstrait, de plus complexe à définir, qui nous passe l’envie de jouer les apprentis-sorciers, et caractérise profondément ce nouvel épisode. GTA IV ne révolutionne rien, c’est entendu, il s’applique juste à décrasser et à affiner cette bonne vieille formule qui a fait le succès de la licence. Soyons francs : on n’en attendait pas plus, le grand revirement conceptuel de la série s’est produit avec le troisième GTA, épisode fondateur d’un nouveau genre hybride. Rien de vraiment nouveau sous le soleil, donc ; pourtant, indubitablement, quelque chose a changé. Un peu comme les deux héros de Serial noceurs, épuisés après une longue série de mariages dans lesquels ils se sont incrustés, et qui se demandent, une bouteille de champagne à la main, s’ils ne sont pas un peu trop vieux pour ce genre de conneries. Le jeu de Rockstar a manifestement pris quelques rides, et a l’air de s’être enfin décidé à laisser sa folle jeunesse derrière lui.

On avait laissé GTA sur un San Andreas bouffi d’ambitions, l’aboutissement ultime des principes énoncés par GTA III, grosse machinerie bigger-than-life qui flirtait avec le RPG, avec ses trois grandes villes, un état américain fictif entièrement modélisé, et une tendance à s’éparpiller qui aurait pu être fatale à la série. Difficile, après un tel coup d’éclat, de donner dans la surenchère : on imaginait mal Rockstar essayer de reconstituer un pays tout entier ; enfin, pas sans une durée de développement qui s’étalerait sur plusieurs dizaines d’années. Choix courageux, pour ce quatrième opus, Rockstar revient aux fondamentaux de la série. Retour à Liberty City, donc, et à sa banlieue qui évoque ostensiblement le New Jersey. Le héros mutique et sans nom de GTA III laisse sa place à Niko Bellic, un immigrant probablement serbe – on n’en saura pas tellement plus sur ses origines -, qui débarque aux Amériques pour rejoindre son cousin Roman, alléché par des promesses (factices) de rêve américain, de grandes villas, d’argent facile et de filles siliconées. Derrière le regroupement familial se cachent en fait des motivations nettement plus obscures : le désir de retrouver et de se venger de deux compagnons d’armes qui l’ont trahi lors de la guerre fraticide qui a déchiré son pays. Malheureusement, Niko va rapidement déchanter : Roman habite un petit studio crasseux, dirige une société de taxi franchement miteuse, et sa santé financière est au plus mal. Pour subvenir à ses besoins, aider son cousin, et recueillir d’éventuelles informations sur les deux traîtres, Niko se voit contraint d’accepter des jobs plus ou moins légaux pour les mafieux locaux, qu’ils soient d’origine russe, italienne ou irlandaise. La mécanique GTA est enclenchée, le joueur va pouvoir partager son temps, entre basses-oeuvres pour le compte de divers commanditaires, petits boulots, loisirs, et petites sorties entre amis.

Structure explosée oblige, GTA IV déroule son intrigue de manière un peu maladroite, par à-coups, sans craindre la digression, les passages du coq à l’âne, les brusques retours, sans prévenir, aux enjeux principaux du scénario. Les désillusions de Niko, qui voit se confronter ses fantasmes à la dure réalité, sont rapidement évacuées : il n’a aucun mal à s’intégrer à un mode de vie corrompu, dans lequel la fin – retrouver les deux traîtres – justifie les moyens – vol, meurtre, trafics en tous genres. Différence de taille avec Vice city et San Andreas : ici, pas de progression « sociale » à la Scarface, Niko conservera jusqu’au bout son statut de petite main, de mercenaire de la pègre qui obéit au plus offrant. Il n’a finalement pas d’autre but que d’élargir son réseau, dans l’espoir de recueillir des informations sur ses deux anciens frères d’armes. Malgré les nombreuses digressions, c’est sans doute la première fois qu’un GTA parvient à tenir fermement son pitch de bout en bout, sans les délires parodiques et ultra-référencés des épisodes précédents. La série a perdu de sa verve satirique, désormais réservée aux à-côtés, aux habituels easter eggs souvent bien cachés, ou aux émissions de radio et télévision. Difficile de s’en plaindre : le ton résolument plus sombre et plus cohérent de GTA IV ne s’accorde jamais très bien avec les quelques saillies drolatiques qui ont fait la réputation de la série. Et quand le scénario essaye timidement de revenir à des ambiances plus décalées – le personnage de Bernie, homo follasse qu’on croirait tout droit sorti d’une comédie franchouillarde des années 70 / 80 -, c’est tout l’édifice qui menace de s’écrouler. Désormais, la faute de goût est impardonnable. GTA a gagné en maturité artistique ce qu’il perd en humour provoc’, flirtant parfois avec le film très très noir. Une mutation déjà amorcée par Bully, sa mise en scène plus soignée, et son final plus épique et dramatique.

Cette volonté de transformer GTA et de le sortir de son carcan de jeu provocateur, irresponsable et amoral, se retrouve jusque dans les changements du moteur physique. Premier choc lorsque le magnifique générique du début laisse enfin au joueur la possibilité de prendre les rênes : la conduite. Les véhicules ont désormais une véritable masse, et le moindre virage doit être mûrement anticipé sous peine de voir nos pare-chocs se fracasser lamentablement contre un gros mur en béton. Miracle de la technologie : les transferts de charge s’appliquent aussi aux déplacements du héros, qui n’hésite pas à se pencher pour tourner, comme s’il était monté sur une moto invisible. Même s’ils ont un peu abusé, et que leur choix prête le flanc à une controverse sans doute méritée, les developpeurs de Rockstar sont parvenus à rendre les environnements de GTA beaucoup plus concrets, moins artificiels. La « ville » n’est jamais apparue aussi réelle, il ne lui manque, à la limite, que l’agitation qui caractérise les grandes mégalopoles – c’est encore relativement désertique. Est-ce la raison pour laquelle je ne me suis quasiment pas livré à l’exercice assez jouissif du rampage, massacre aveugle et totalement gratuit ? Difficile, en effet, de ne pas se sentir coupable, voire choqué, lorsqu’un piéton s’écrase sur votre pare-brise en laissant une énorme traînée de sang, ou qu’on exécute froidement un pauvre type, pas foncièrement mauvais malgré quelques antécédents judiciaires un peu lourds. C’est sans doute très personnel : GTA ne semble plus être une invitation au meurtre de masse, préfère s’attacher aux personnages, un peu moins caricaturaux, un peu plus guys-next-door qu’auparavant. L’aspect relationnel, qui n’était qu’esquissé dans San Andreas, et limité aux flirts plus ou moins poussé avec le sexe opposé, occupe dans GTA IV une place importante, presque envahissante. Equipé d’un téléphone portable dernier cri, Niko est constamment assailli par son entourage, pour une partie de bowling, un rendez-vous au restaurant ou dans un bar, ou un spectacle de stand-up. S’il parvient à nouer des liens assez forts avec un personnage, ce dernier pourra lui proposer des services souvent très utiles (vente d’armes, renforts, soins, etc.) lorsque certaines missions se révèlent un poil trop délicates. Dommage, le nombre d’activités, trop réduit, ne tarde pas à rendre ces virées entre amis franchement pénibles et répétitives. GTA IV passe malheureusement à côté du concept de jeu « communautaire » : la possibilité de se connecter à un « faux » Internet ne sert pas à grand chose, et le téléphone portable n’apporte finalement rien de vraiment probant au niveau de la progression dans le jeu, si ce n’est un simili-checkpoint qui permet de ne plus avoir à se farcir le trajet entre l’hôpital et le commanditaire après une mission foirée, mais qui ne nous épargne pas les détours vers les magasins d’armes pour refaire le plein de munitions et l’achat indispensable d’un gilet pare-balles.

GTA IV comblera-t-il son contenu un peu léger avec le DLC ? C’est une pratique aussi horripilante qu’étendue, et le nombre incroyablement élevé de magasins, restaurants et bars aux portes désespérément closes, aurait tendance à nous rendre suspicieux. Ce ne serait pas la première fois qu’on nous livre un jeu en kit, ou qu’on tente de dissimuler ses faiblesses derrière un mode multi en ligne, ici plutôt convaincant et original en dehors des traditionnels deathmatch et capture the flag qui peinent à rivaliser avec les ténors du genre. La folie des grandeurs n’est plus à l’ordre du jour : plus de missions what the fuck ?, et pas de salut en dehors des sempiternelles poursuites en bagnoles ou séances de shoot qui bénéficient désormais d’une maniabilité bien plus agréable, héritée des récents TPS basés sur le shoot-and-cover. Sans cet impressionnant niveau de détail dans la modélisation de Liberty City, et certaines missions dont l’excellence du design et de la mise en scène laissent pantois – le hold-up, dantesque -, on aurait presque envie de considérer GTA IV comme un épisode modeste, une remise à zéro des compteurs avant une nouvelle entreprise de réplication ad libitum du moteur et du concept du jeu. Jusqu’à un éventuel « GTA IV : San Andreas » qui ramènerait la série sur une voie plus folle et mégalomaniaque. Il faut se faire une raison : GTA a troqué son costume de bouffon pour un masque de grande tragédienne qui, entre deux ricanements déplacés, nous joue de grands monologues sur l’impossibilité d’une rédemption. La fin du jeu – ou plutôt LES fins, puisqu’il y en a deux possibles, toutes aussi pessimistes l’une que l’autre – parviendra même à donner à la série ce qui lui avait toujours manqué : une morale. Une morale presque nihiliste, tragique et désespérée. Peu importe les choix du joueur lorsqu’on lui offre, assez souvent, la possibilité de se montrer clément ou, au contraire, sans pitié, le destin de Niko est scellé : il paiera bien cher le prix de son existence de criminel et de sa soif de vengeance. GTA IV nous laisse pantelant, assommé, un arrière-goût amer bien calé au fond de la gorge, lorsque défile le très nostalgique générique de fin, qui filme la ville de Liberty City sous tous les angles, au lever du jour, en pleine nuit, ou sous une pluie battante, sur fond du New York groove de Kiss, repris par le groupe Hello. Evidemment, le jeu continue, comme dans tous les GTA, après les ending credits, pour découvrir tout ce qu’on n’a pas eu le temps, ou l’envie, d’explorer. Et bientôt le fun reprendra son droit. Après une courte mais douloureuse période de deuil :
Many years since I was here, on the street I was passin my time away
To the left and to the right, buildings towering to the sky
Its outta sight in the dead of night
Here I am, and in this city, with a fistful of dollars
And baby, youd better believe
Im back, back in the New York groove.