Etre joueur, c’est parfois une histoire de fierté : quel gamer qui se respecte un tant soit peu oserait entamer un jeu en difficulté « very easy » ? C’est salissant, déshonorant, insultant envers les créateurs. C’est « petit joueur ». Même un game-critic à la bourre ne pourrait se résigner à une telle abomination, ce serait comme chroniquer un film qu’on n’a pas vu. Et personne dans la presse ne se commet dans ce genre d’ignominie, c’est bien connu. Hélas, la fierté est une qualité volatile, et lorsqu’elle se risque sur des territoires moins balisés, elle prend le risque de pousser le joueur-samouraï vers des abîmes de renoncement.

Prenons Gradius V : c’est un shoot’em-up. Et les shoot’em-up possèdent leur propre langage, un langage qui vient du passé. C’est un peu comme le vieil anglais. Plus personne ne le parle, mais c’est terriblement utile si l’on veut se draper d’une certaine prestance shakespearienne : une scène d’enterrement sur fond de chants funèbres anglo-saxons dans Le Seigneur des Anneaux de Peter Jackson, et c’est le film en entier qui en ressort grandi, auréolé d’une respectabilité inespérée pour un blockbuster de cette ampleur. Jouer à un shoot’em-up, c’est un peu la même chose. Il faut accepter de ressentir cette légère pointe d’incompréhension face à des préceptes qui évoquent l’origine des temps. Il nous faut un interprète qui nous explique que depuis la préhistoire les mœurs ont évolué, que « very easy », en langage shmup, signifie « difficulté inhumaine pour gamers bioniques ».

« C’mon we’re just getting started »… « You need more practice »… D’où peut bien venir cette voix d’outre-tombe au timbre laconique et robotique qui vient nous faire la morale à chaque fois qu’on perd un crédit en jouant à Gradius V ? On a l’impression d’être Greg le millionnaire se faisant vertement tancer par un majordome-cyborg pour avoir osé beugler devant un parterre de jeunes donzelles feignant la naïveté, « Ho putain, qu’il est beau ce bateau ! ». De quoi j’me mêle, voix d’outre-tombe, tu l’as vu ton jeu ? Il est super difficile, c’est de la folie pure et simple, et pourtant… je joue en « very easy ». J’ai honte. J’ai essayé les autres modes de difficulté, y compris le mode « very difficult », par acquis de conscience. Je me suis fait rétamer. J’avais oublié un détail : jouer à un shoot’em-up, c’est un boulot à plein temps, précédé de toute une éducation à refaire, d’un apprentissage spartiate par la douleur. C’est aussi une logique propre, une logique du jeu surnaturelle qui fait que plus vous brisez le système de défense d’un boss gigantesque, plus il devient dangereux. Même Ikaruga, le shoot’em-up précédent de Treasure, ne nous avait pas préparé à « ça ». Et pour cause : la raison d’être d’Ikaruga, ce n’était pas tant de triompher de sa difficulté déjà monstrueuse pour le commun des mortels, mais de cumuler les « chains », nettoyer l’écran de façon chirurgicale, par séries de trois ennemis de la même couleur. Jusqu’à faire péter le high-score de manière exponentielle.

Du manic-shooter conceptuel à scrolling vertical au shmup classique à scrolling horizontal, Treasure sait tout faire. Plus long, moins original, Gradius V apparaît tout de même moins abouti qu’Ikaruga, même si le style si particulier du chef-d’œuvre de la Dreamcast, cette esthétique qui mêle froideur mécanique et teintes chaudes, refait parfois surface, parasitant des univers organiques à la R-Type dans lesquels Treasure se sent manifestement moins à l’aise. Gradius V sent un peu plus la commande, sans que cela ne nuise un seul instant au génie de ses concepteurs, toujours aussi doués pour ridiculiser un large pan du jeu vidéo moderne avec des antiquités. Ce génie qui leur permet de composer le moindre boss comme un happening monstrueux facultatif –ces derniers n’hésitant pas à quitter la scène si vous tardez trop à les détruire, comme s’ils considéraient avoir fini leur performance au bout de deux-trois acrobaties vidéoludiques de haut-vol. Grâce à eux, le shoot’em-up à l’ancienne se refait régulièrement une santé. Et cette fois, plus la peine de tourner sa grosse télé à 90 degrés ou de supporter d’énormes bandes noires martyrisant l’insolente beauté crépusculaire d’Ikaruga. Gradius V se vit pleinement, sans autre pugilat que celui qui nous rive à l’écran jusqu’à nous faire exploser les neurones à force d’hyper-concentration flirtant avec les limites de nos capacités cognitives. Evidemment, ni Gradius V, ni un quelconque autre chef-d’oeuvre made in Treasure ne parviendront à faire du shmup un genre à nouveau populaire. Il faut définitivement y renoncer, puisqu’il faut juste se rendre à l’évidence : devant un jeu aussi magistral et exigeant, nous redevenons tous des « softcore-gamers ».